- Écrit par : Frédéric VOEGEL
- Affichages : 2892
Dans le grenier du presbytère, juste avant la réfection de la charpente, fut découvert un surprenant document. Ce parchemin en vélin (cuir de veau) écrit en latin attire rapidement l'oeil par son entête surprenante : « GREGORIUS PP. XVI ». Un document provenant d'un pape ? Une histoire d'amour .... ?
1834. Louis JORDAN est célibataire et avancé en âge. Il vient d'avoir 44 ans en août dernier. Comme chaque année, il n'a pas fêté son anniversaire. On ne s'amuse pas beaucoup à cette époque ! Les registres de l'État Civil n'ayant été instaurés qu'en 1792, on ne se souvient que des dates de baptême. A la campagne on s'en fiche des anniversaires de naissances. Mais les années filent et il prend de l'âge. Son métier de cultivateur lui prend tout son temps et puis... il ne sait pas faire la cour aux filles ... Il y en aurait une qui lui plairait pourtant ... en plus elle est jeune !
Mais il y a un gros problème ! Elle est la fille de son oncle, côté maternel. Sa cousine donc ! Elle a 24 ans. Sa famille est pauvre et son père, le laboureur George SPECHT est décédé il y a 8 ans à 73 ans. Sa famille se retrouve donc dans le dénuement le plus total. Les deux parties ne trouveraient rien à redire de cette union s'il n'y avait pas ce lien de parenté. Cela arrangerait tout le monde et puis les SPECHT et les JORDAN sont déjà en famille par mariage. 20 ans de différence d'âge et cousins, de quoi faire jaser. Les parents de Marie Thérèse avaient aussi 15 ans d'écart. Louis se lance et lui propose ....de l'aimer. Que c'est difficile! Il sait pas faire. Il perd ses mots...
- "Marie-Louise well sch'mi ?" (Marie Louise me veux-tu ?) Marie- Louise a les joues qui rougissent... Elle murmure un petit oui.
Louis et Marie-Thérèse se rendent chez le curé LEYBACH. Après audition, l'ecclésiaste, que les tourtereaux ont su convaincre décide de compiler un dossier. C'est du lourd, il faut solliciter une dérogation auprès de l'évêque de Strasbourg : Le Pappe DE TRÉVERNE. Un nom prédestiné puisque ce dernier n'a d'autre solution, vu le degré de parenté, que de transmettre le dossier... au vrai pape.
La demande atterri donc sur le bureau de Grégoire XVI qui en profitera par retour de courrier pour régler un léger différent avec l'évêque qui, à son goût, serait trop impliqué en politique, ses intérêts personnels, et pas assez du domaine religieux ! Une histoire d'amour qui se décide donc sur le bureau d'un pape. C'est où ça Valff ? se demande sûrement le souverain pontife. Ah oui, quelque part en Alsace, C'est en France ? Et voilà la réponse de Rome... ce fameux document trouvé dans le grenier du presbytère.
En voici le contenu.
Un document exceptionnel
La traduction faite par Christian VERDIER du site Généanet nous éclaire concernant son contenu. Traduction :
Cher fils (1), salut et bénédiction apostolique.
Nous a été récemment présentée, de la part des chers enfants, le laïque Louis JORDAN et la femme Marie Thérèse SPECHT, du diocèse de Strasbourg, une demande qui soutenait que ladite Marie Thérèse, dans le lieu où elle-même et le susdit Louis sont nés dans ledit diocèse. A cause de l'étroitesse de ce lieu, ne pouvant pas trouver un homme de condition égale qu’elle pouvait épouser (demande à pouvoir se marier).
Les susdits exposants qui, ainsi qu’ils l’ont affirmé, sont de familles honnêtes, cependant pauvres et misérables vivent toutefois de leur travail et de leur activité, souhaitaient s’unir ensemble par le mariage. Mais parce qu’ils sont unis ensemble ou se tiennent par le second degré de consanguinité ou d’affinité en ligne égale (2), ils ne peuvent réaliser leur souhait à ce sujet, sans une dispense du Siège apostolique. C’est pourquoi, les susdits exposants nous ont supplié humblement que nous daignions, par bonté apostolique, les pourvoir d’une grâce opportune de dispense.
Par conséquent, voulant honorer ces exposants de la faveur d’une grâce spéciale, et aussi absolvant totalement chacun d’eux et trouvant bon qu’ils soient absous de toutes sentences ecclésiastiques et autres, jugements et peines d’excommunication et d’interdit, de droit ou de fait, suscités à quelque occasion ou cause que ce soit, seulement si, de quelque façon, ils sont concernés par l’application des présentes.
[Ici le pape s'adresse directement à l'évêque] N’ayant toutefois pas connaissance certaine de ce qui précède, ainsi sensible aux supplications, ayant pleine confiance dans le Seigneur en ton discernement, puisque tu as quitté toute espérance d’une quelconque charge ou privilège même offert spontanément, ce dont nous t’avertissons de devoir entièrement t’abstenir, nous enjoignons et mandons par les présentes que tu t’informes avec diligence de ce qui précède, et si tu souhaites la vérité par cette information et si tu ne trouves pas, nous, avec ces exposants, nous chargeons ta conscience de cela, pourvu que ladite Marie Thérèse n’ait pas été enlevée pour cela et que ces exposants soient pauvres et misérables et vivent de leurs travail et activité et …
Nonobstant l’empêchement de second degré de consanguinité ou affinité, en ligne égale, et les constitutions et ordonnances apostoliques et autres oppositions quelconques, (voulant) qu’ils soient en capacité de contracter publiquement mariage entre eux, en respect de la forme du concile de Trente, et de le solenniser à la face de l’Église, et d‘y rester par la suite, librement et licitement, (voulant) que tu disposes par l’autorité apostolique, en déclarant légitimes les enfants engendrés par la suite.
Et nous voulons que, si, au mépris de notre avertissement, tu avais prétendu exiger à l’occasion de la dispense quelque charge ou privilège, ou recevoir une offrande, tu sois frappé d’une sentence d’excommunication, jusqu’à ce que tu aies mérité d’obtenir dudit Siège, par une pénitence convenable, le bénéfice d’une absolution et qu’en outre la dispense ne soit à ton égard d’aucune force ou poids faciendæ predictæ ? (3).
Donné à Rome, à Sainte-Marie-Majeure, sous l’anneau du pêcheur, le 22 septembre 1834, la 4ème année de notre pontificat
Bref par le Maître Sacré, V. WILLAUME commis official et A. MACIOTI sous-coadjuteur
Acte de mariage du 3 novembre 1834 de Louis JORDAN et Thérèse SPECHT, inscrit dans le registre de mariage par le curé André LEYBACH. Exceptionnellement un des témoins était l'instituteur Antoine LEYBACH. Le curé rappelle sur le haut de l'acte le contexte du mariage et l'autorisation papale.
Explications
Pour marier des jeunes gens parents entre eux, le curé de la paroisse devait envoyer un « dossier » à l'évêché comportant :
- la supplique des fiancés avec le nom, prénom profession et domicile des « supplicants » (c'est le nom donnés aux fiancés qui sont dans l'attente d'une dispense),
- la nature et le degré de l'empêchement,
- pour les cas d'affinité et de consanguinité, un tableau de cousinage où figurent les ascendants de la lignée menant à l'ancêtre commun,
- et l'enquête menée dans la paroisse, où apparaissent les témoignages de deux à quatre personnes.
Ce dossier, qui normalement devait aller jusqu'à Rome, était très souvent clos par l'évêque qui donnait son accord. L'accord est souvent accordé car le curé. L'évêché et le curé étaient payés par les fiancés pour composer ce dossier. C'était donc un moyen de gagner de l'argent pour les curés, qui n'hésitaient donc pas parfois à remonter l'arbre généalogique des fiancés pour pointer le doigt sur d'éventuels liens de parentés afin d'arrondir ses fins de mois !
Plus le degré de parenté était important, plus la rétribution était importante. Il faut se référer aux degrés de parenté en Droit Canon régis par les décisions du Concile de Trente. « Du deux au deux » ou « au deuxième degré de consanguinité » signifie qu'ils sont cousins germain, « au troisième degré de consanguinité » cousins issus de germains et « au quatrième degré de consanguinité » enfants de cousins issus de germains (ou petits-enfants de cousins germain) ce qui constituait la limite. Il existe ensuite toutes les combinaisons intermédiaires du type « du deux au troisième degré», « du trois au quatre », etc. Normalement seul le Pape peut accorder une dispense au second degré.
Les dispenses accordées directement par le Pape sont très rares (réservées aux Nobles, ou alors aux cas litigieux).
Mariage en Alsace en 1874 (source : emig.free.fr)
Ce bref papal est donc d'une extrême rareté. Le pape rappelle qu'il a averti précédemment l'évêque sous peine d'excommunication, de ne pas usurper de sa position et de s'enrichir indûment. Comme il y avait donc probablement un précédent, le pape a personnellement répondu à cette demande de dispense. Comment la demande a atterri sur la table du pape et n'a pas été traité directement par l'évêque ? Nous n'en saurons pas d'avantage.
L'évêque François Marie LE PAPPE DE TRÉVERNE (né le 22 octobre 1754 à Morlaix - mort le 27 août 1842 à Strasbourg), évêque de Strasbourg et destinataire du Bref papal
TRÉVERNE était, au début de son mandat, ouvertement engagé et fervent tribun en politique. Il avait eu quelques différents avec le pape (ce qui pourrait expliquer la réponse de ce dernier). Vers la fin de son ministère il se calmera et ne se consacra qu'essentiellement au domaine religieux.
Et la suite de l'idylle ? Ils se marièrent (vécurent heureux ?) et eurent ... 7 enfants :
- Jean Louis, né le 27/02/1835
- Jean Michel, né le 30/07/1836
- Auguste, né le 15/08/1838 et décédé le 02/08/1840
- Joseph François, né le 25/03/1840
- Félicité, née le 18/10/1841
- Françoise, née le 09/06/1843
- Maximilien, né le 23/02/1846 et décédé le 26/09/1846
La mort de Maximilien sera le début de la fin pour Louis le père. Il s'éteindra à son tour le 29 octobre 1848. Marie Thérèse survivra jusqu'à ses 78 ans (11 avril 1884). Son frère George, resté célibataire, habitera avec elle dans la ferme au n° 221 de la rue Principale (la maison n'existe plus) et l'aidera dans l'exploitation. Leur union restera donc exceptionnelle : c'est un mariage autorisé par un pape !
Notes :
- Le destinataire du bref est l’évêque du lieu
- Ligne égale : les degrés de consanguinité sont les mêmes des deux côtés. Il sont cousins et cousines
- Cette longue phrase signifie que l’évêque ne doit ni rechercher, ni recevoir quelque avantage en accordant la dispense. Par ailleurs, s’il ne parvient pas à trouver les éléments factuels nécessaires à sa décision, il devra se prononcer en conscience
- Raymond J. POLANOWSKI, mort pour la France à Valff
- Chrétien SCHWARTZ, la foi en courant alternatif
- Excursion vélocipédique en Alsace en 1888
- La difficile cohabitation entre peuples, à l'époque ... déjà
- Histoire d'une révolution : les années sanglantes (2/2)
- Histoire d'une révolution : les années sanglantes (1/2)
- Les filles mères : étude d'une fatalité
- Vivre à Valff autrefois, au bon vieux temps (partie 1)