Pierre LUTZ, à gauche, Rémy HIRTZ, deuxième à partir de la droite, quelques semaines avant leur fuite
Pierre LUTZ, Rémy JOST et Rémy HIRTZ tentent d'échapper à l'incorporation dans la Wehrmacht pendant ce mois d'avril 1942. Après des kilomètres de marche à travers la forêt vosgienne, ils arrivent sains et saufs de l'autre côté de la ligne de démarcation des Vosges en territoire français. Mais, leur fuite n'est pas terminée, il leur faut encore atteindre la zone de la France dite libre. La chance va-t-elle continuer à leur sourire comme ce fut le cas jusqu'à présent ?
Munis de la carte et de la boussole, nous exécutons montées après montées, épuisés de fatigue par un soleil de plomb. Vers 11h nous nous arrêtons pour un casse-croûte. Malgré nos craintes, nous ne rencontrons pas âme qui vive jusqu'à Val-et-Châtillon, à 11 km de la frontière. Nous y arrivons à 15h et faisons halte aux abords du village. Puis, nous vient le mot d'ordre : il nous faut rejoindre Badonwiller ce soir et, si possible, Vacqueville. Mais le chemin est long : 13km jusqu'à Badonviller et 18km jusqu'à Vacqueville. Nous avons soif et nous nous désaltérons dans un paisible café de Val-et-Chatillon où, Charles, notre chef de file, nous offre des cigarettes. La première gauloise depuis 2 ans ! Nous repartons d'un pas plus allègre et nous arrivons à Badonvïller vers 0 h 30. « Attention les gars ! » nous dit un bûcheron, « Il y a la garde mobile à côté. Elle pourrait vous livrer aux autorités ! » Nous traversons la ville avec mille précautions pour nous rendre dans une auberge située tout au bout du lieu. Une jeune fille qui s'y trouve reconnaît tout de suite notre situation et nous donne une adresse à Belfort, chez des connaissances à elle, qui nous permettrons de passer en zone libre (maudite adresse qui s'avérera causer notre perte par la suite). « Sauvés ! » nous disons-nous, « Pourvu que l'on arrive jusqu'à Belfort ! ». Nous voilà seuls : les trois alsaciens de Valff.
Là-bas, dans la vallée : Vacqueville. Nous traversons le village. Des jeunes filles s'approchent discrètement, car elles nous ont reconnu comme étant alsaciens. L'une d'elle s'en va chercher une miche de pain. Un vieux paysan, au prix de sa vie, nous installe dans sa grange. Après un bon casse-croûte, nous gagnons notre lit de paille. Un repos bien mérité après 55 km à pied ! Nous nous levons vers 8h, encore bien fatigués. Dans un bistrot, on nous sert pain et fromage avec un bon café qui nous réchauffe. Puis, suivant les conseils des habitants, nous décidons de nous rendre à Lunéville. Il nous faut prendre le train à Saint Pôle, à 7 km de là. Encouragés, mais un peu las, l'espoir nous faisant avancer, nous voyageons avec un beau soleil dans un charmant paysage. Nous empruntons un énième chemin qui doit nous conduire au train. Sur la grande route, non loin, nous surveillons de temps en temps des voitures allemandes qui passent. « Pourvu qu'il n'y ait pas de "fritz" à Ste-Pôle ! » me dis-je. Mais rien de suspect.
Nous nous arrêtons près de la gare, elle est heureusement un peu à l'écart. Nous nous installons dans un petit bois à côté et nous nous débarbouillons de la tête aux pieds au bord d'un ruisseau. Si nous arrivons à Lunéville, nous sommes sauvés. Sinon ? Question angoissante, car on demande parfois les pièces d'identité aux sorties de gare. A 14h30 nous prenons place dans le train. Nous avons revêtu nos habits de dimanche puisqu'il faut que l'on nous prenne pour des voyageurs.
Tout va bien jusqu'à la première station. Et, là, horreur ! Deux Allemands entrent dans notre compartiment et s'installent à côté de nous. On peut deviner notre angoisse. Même moi, je vois distinctement la panique dans le regard de mes compagnons. Nous gardons notre sang-froid et restons silencieux, car notre accent alsacien pourrait nous trahir. Heureusement, tout se passe sans incident jusqu'à Lunéville. Chacun pour soi à présent. Nous sortons séparément et devons nous retrouver dans un café alsacien trouvé par hasard. Hélas ! nous avons perdu Rémy JOST. Nous avons ses valises, il n'ira donc pas très loin. Ouf ! nous finissons par le retrouver après une longue recherche. Cette nuit, nous logeons chez des alsaciens. Demain, dimanche, il n'y a pas de train, il faudra rester ici jusqu'à lundi. Toute la ville pullule d'allemands. Après une excellente nuit, nous sommes invités gentiment, dès notre réveil, à quitter la maison avant 9h15. Nos hôtes ont peur de se faire pincer. Nous voilà maintenant dehors avec nos bagages. Que faire ? À force de renseignements, nous dénichons une petite auberge, non loin, qui accepte de nous loger. A 6h30, le lendemain, nous montons dans l'express pour Belfort.
Comme on demande les pièces d'identité à l'entrée de la gare, nous nous sommes arrangés la veille avec un employé, pour passer par le hall des bagages. Blainville et St Dié sont dépassés. À Épinal, nous descendons sur le premier quai de peur de nous faire prendre. Il y a beaucoup trop d'Allemands. Vingt minutes après, nous reprenons notre train en direction de Belfort et Besançon. Vers 11h30 nous arrivons à Belfort. Il est prévu plus d'une heure d'attente en gare avant le départ du train pour Dijon. Nous demandons donc à un employé si nous ne courons pas de risques en sortant de la gare. « Non » nous répond-il en chuchotant.
Nous déposons nos valises à la consigne et, puisque nous avons le temps, nous allons à l'adresse que nous avions recueilli à Badonviller. Nous trouvons la personne. Elle nous fait manger chez elle et nous fixe un rendez-vous avec un certain passeur alsacien. A 15h30 celui-ci fait son apparition. Il nous donne une vague idée sur son truc et nous demande 300 francs par personne pour son aide. Cela nous paraît beaucoup, mais nous sommes prêts à tous les sacrifices, pourvu que nous passions la ligne de démarcation.
La place Corbis de Belfort sous l'occupation allemande
Le départ est fixé pour le jour suivant à 13h17. « On sera à Dijon la nuit de mardi à mercredi, et, mercredi, vers les 2 ou 3h, nous passerons la ligne de démarcation » nous explique-t-il. Nous sommes tranquillisés, et l'idée nous vient d'envoyer nos valises en zone libre. Nous passons tant bien que mal l'après-midi à Belfort, et trouvons le sommeil vers 21h. Le lendemain matin, mardi 21 avril, réveil à 8h. A 13h17 nous montons dans le train. Le passeur a décidé d'aller avec nous jusqu'à Chalons-sur-Saône, la ville frontière de la ligne de démarcation. Tout marche comme sur des roulettes. Quand nous arriverons à Dijon, nous serons sauvés ! La chance continue à nous sourire. Pourvu que ça dure.
À suivre ...
Sources :
- Mémoires de Pierre LUTZ
- Photos Généanet
- Photo d'introduction du fond René LEOPOLD
Qui était Rémy HIRTZ ?
Rémy Eugène HIRTZ est né le 27 août 1924 de Joseph, cultivateur et Marie ROSFELDER. La famille habitait au 53 rue Principale à Valff.
À l'école communale, à l'âge de 11 ans, c'est en compagnie de Rémy JOST, son compagnon d'infortune, qu'il pose ici avec ses sabots de bois sous le regard sévère du maître d'école GUGUMUS.
C'est dans la rue Thomas, la rue de Pierre LUTZ qu'a été pris ce cliché. Rémy a environ 16 ans.
Une photo immortalisera la bande de jeunes encore insouciants avec Pierre Lutz er Rémy Hirtz.
De gauche à droite : Pierre LUTZ, Paul LEOPOLD - décédé à 26 ans, Rémy HIRTZ et Paul VOEGEL (fond : René LEOPOLD)
Et, la dernière photo quelques jours avant le grand départ pour la liberté ?
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