Après avoir suivi dans la première partie de cette série le début de la longue errance des trois déserteurs de Valff (Pierre LUTZ, Rémy JOST et Rémy HIRTZ) en 1942, reprenons la suite du récit. Pierre LUTZ raconte…
« Après huit heures de recherche sur une route nationale, nous découvrons à notre droite, un sentier de rails pour wagonnets. La fatigue nous écrase, le sommeil nous abrutit. Je marche les yeux fermés, et, régulièrement, je heurte la valise que mon compagnon devant moi porte dans le dos. Heureusement que l'eau coule abondamment dans la montagne pour calmer et étancher notre soif. Nous surveillons l'heure par coups d'œil réguliers sur notre montre éclairée par la lampe de poche. Une dernière révision de notre plan gribouillé... à présent il nous faut être sur nos gardes. Nous dévissons l'ampoule de la lampe de peur qu'elle ne nous trahisse. Silence complet ! Nous en avons encore pour à peu près une heure avant d'atteindre la ligne de démarcation entre l'Alsace et la France. Arrivés au terminus des rails, nous empruntons à notre droite un vieux sentier de Schlitteurs. Pendant encore une demi-heure, nous suivons les différents points de repère que l'on nous avait indiqués. C'est seulement à ce moment que nous constatons avec désespoir... Nous nous sommes perdus !
Que faire ? Impossible d'allumer la lampe. Le danger est trop grand d'être repéré. Nous nous concertons. Après maintes propositions à voix basse bien sûr, nous décidons de retourner sur nos pas. Nous n'avons une mince chance de passer que si nous retournons chez Marcel, notre passeur (Marcel PETITJEAN ?). Nous reprendrons notre traversée la nuit prochaine. La descente s'effectue rapide, mais non sans peine avec, par endroit, de véritables sauts, car il faut arriver chez Marcel avant 6 heures. Il fait plein jour lorsque nous sommes en vue de sa maison. Il était temps, car nous percevons au loin des aboiements de chiens, signe d'une battue. Il était temps aussi, car nous risquons à chaque instant de tomber au sol pour ne plus nous relever, tellement la fatigue nous écrasait ! Nous avons 56 km de marche dans les jambes. Marcel nous offre un bon lit, nous nous affalons. Nous dormons tout habillés, sans interruption, jusqu'à 15 heures de l'après-midi. C'est un ami de Marcel, qui avait soi-disant disparu depuis deux jours, qui nous réveille. Il était passé de l'autre côté de la frontière et revenu en Alsace. Il nous explique qu'il repassera la frontière la nuit prochaine accompagné de 13 prisonniers français évadés, deux civils et… nous trois si nous sommes partants. La chance nous sourit encore ! Le destin ?
Plaque commémorative avec l'inscription : « A 300 mètres au bout de ce passage se trouvait la maison Quillé (1939-1945). Pour avoir hébergé et nourri passeurs et évadés, Eugène et Marie QUILLEE, ainsi que leur fils Fernand, 18 ans, trouvèrent la mort. Eugène en s'enfuyant, sa femme Marie et Fernand dans les camps de concentration »
« Soyez prêts cette nuit à 2 heures ! », nous dit-il. Notre joie est grande. Nous dormons de nouveau les poings fermés jusqu'à 20h. Le temps d'un petit repas et rebonjour le marchand de sable dès 22h. Nous sommes fins prêts à 1h30 du matin, normal avec tout ce que l'on a dormi ! Dehors, une horloge sonne 2 heures quelque part dans le clocher d'une église au moment où nous empruntons le même chemin à travers les sapins immenses. Les deux Rémy marchent en tête derrière le premier guide. Je viens en quatrième position et me retourne de temps en temps pour jeter un coup d'œil sur la file derrière moi. J'essaye de deviner les traits de ces visages qui me suivent. Les figures sont sévères, mais déterminées. Arrivés en vue de la frontière, nos deux guides nous quittent. Ils nous transmettent des dernières instructions, l'angoisse commence à nous gagner !
A huit cents mètres à vol d'oiseau se dressent devant nous, la ligne des Vosges « françaises », majestueuses et belles. Nous entreprenons une descente lente et prudente entre rochers, barrages, pierres et traverses. Au bout de dix minutes, nous distinguons la bande blanche d'une route nationale. D'après les indications de nos guides, c'est la première frontière à franchir après un petit ruisseau que nous traversons allègrement à gué. Arrivés au niveau de la route, nous nous jetons à terre. Silence absolu ! Ceux qui sont en tète inspectent anxieux les deux côtés de la voie. « Rien sur la route ! » signalent-ils. « Passons ! ». Deux secondes après, lancés comme un seul homme, nous sommes de l'autre côté. Nous essayons autant que possible à ressembler à des ombres furtives. Mais tout danger n'est pas écarté. Il y a une deuxième frontière dans les bois, gardée celle-là par des patrouilles et des chiens. La montée est lente et dure, car chaque pas imprudent peut causer notre perte. Nous nous arrêtons de temps en temps pour consulter à l'aide de la boussole le passage indiqué. Comme partout et toujours, chacun veut avoir raison. Nous allons trop sur la gauche et cela est absolument défendu, nous sommes trop à droite. Deux groupes se forment et nous nous divisons.
Nous, les trois Valffois, décidons de suivre un certain Charles. Dix minutes après, nous passons sans embûche. Pas d'Allemands ! Nous descendons dans une petite vallée puis remontons en face pour apercevoir, à notre grande joie, un village. Sommes-nous en France ? Avec Rémy HIRTZ, je décide de partir en reconnaissance pour nous informer sur le nom du lieu. À peine avons-nous déposé nos sacs, qu'un cri nous retient : « Attention ! Quelqu'un sur la route, là-bas ! ». C'est un bûcheron. L'un de nous descend et l'aborde. À partir de ce moment, ma mémoire s'embrouille. Je me souviens d'une descente vertigineuse, d'un passage d'une route, de la montée vers une autre montagne. Au recoin d'une futaie, nous retrouvons miraculeusement l'autre groupe. Nous sommes tendus à l'extrême. Cinq bûcherons que nous croisons font semblant de ne pas nous voir. Pour quelle raison ? Un peu plus loin, nous nous séparons pour la deuxième fois. Décidément ! les fortes personnalités ne font pas bon ménage ! Deux fuyards de l'autre groupe nous rejoignent et nous formons une petite troupe de cinq maintenant. En nous repérant sur la carte et en apercevant Raon-sur-Plaine sur notre gauche, nous prenons conscience du danger auquel nous venions d'échapper. Nous étions revenus en Alsace et, à cent mètres près, nous allions tomber sur un centre de douaniers et de gardes forestiers ! À suivre...
DNA du 24 juin 1964
D'autres (mes) aventures attendent encore nos trois fugitifs. À suivre dans la troisième partie !
Sources :
- Témoignage de Pierre LUTZ
- Fond René LEOPOLD
- Filière des passeurs des Vosges
Qui était Pierre LUTZ ?
Pierre Lutz est né à Strasbourg le 3 septembre 1919, fils d'Auguste Guillaume et de Madeleine REIBEL de Barr. Ses parents qui vivaient à Strasbourg ne se marièrent que cinq ans après sa naissance. Il a une sœur, Annette. Son père décéda à Amiens en 1954, sa mère à Barr en 1964. Durant la guerre, la famille revint à Valff et habitait au n°60 de la rue Thomas. Pendant cette période, c'est chez les parents de Pierre que les habitants possédant des poules devaient déposer les œufs réquisitionnés par les Allemands. La bande des trois jeunes habitait le même quartier à quelques pâtés de maisons de distance. C'est lors d'une des rencontres entre jeunes que germa l'idée de passer en zone libre et ainsi d'éviter l'enrôlement allemand. C'est ainsi que commença l'expédition héroïque racontée ci-dessus.
Pierre faisait partie de la fanfare du village et jouait du trombone, le voici ci-dessous à gauche à l'âge de 15 ans.
Cérémonie au Monument aux Morts le 11 novembre 1934 (de gauche à droite : Pierre LUTZ, Alfred, SCHMITT, Albert ANTZ, Aloyse VETTER, Antoine JOST, Auguste MEYER, Lucien CLAUSS, Alfred ROSPELDER et Joseph CLAUSS)
Il était également présent en 1937 lors de l'installation du curé Bernhard pour la photo souvenir avec ses copains dont quelques-uns ne reviendront pas vivants du front à la fin de la guerre.
L'insouciance des festivités de conscription à 20 ans précédait les années sombres. Le jeune François SPIELMANN assis à ses pieds ne reverra pas la mère patrie.
Après la guerre, les parents de Pierre quittent Valff et exploitent le restaurant « Au lion rouge » à Barr.
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