Ancienne gare de Molsheim

Au cœur de la seconde guerre mondiale, le destin de trois jeunes de Valff va basculer. Ce destin, c'est celui de Pierre LUTZ (23 ans), Rémy JOST (19 ans) et Rémy HIRTZ (18 ans). La sentence tombe le 8 mars 1942 lorsqu'ils sont déclarés « bons pour le service ». Lorsqu'ils reçoivent le 8 avril l'ordre de convocation pour le Reichsarbeitsdienst (Service National du Travail), les trois amis décident de se faire la belle et de partir en zone libre. Ils ont appris par d'autres appelés que cette convocation n'est qu'un leurre avec l'objectif pour les Allemands de les intégrer plus-tard dans une unité combattante. Pierre savait de quoi il parlait, lui qui avait répondu aux sirènes de l'engagement si emballant dans la « Hitlerjugend » (la jeunesse hitlérienne). Il n'avait pas aimé au final. Hors de question de participer à une guerre qui n'est pas la leur. Grâce à Charles SCHULTZ qui a retrouvé ce témoignage inédit, nous vous partageons ici les quelques jours qui vont changer leurs vies. Témoignage de Pierre LUTZ.

Rémy HIRTZ Pierre LUTZ Rémy JOST

Pierre LUTZ raconte : « Le 14 avril 1942 est le grand jour. Les prévisions météorologiques sont favorables, nous embarquons dans le train pour Saverne. Ce mardi matin, c'est à la gare de Goxwiller à 6 heures du matin que démarre notre voyage pour Saverne via Molsheim. Les deux Rémy sont en costumes du dimanche, tandis que moi, je porte l'uniforme de la « Hitlerjugend » pour ne pas attirer l'attention. Nous passons la nuit du 14 au 15 avril chez mes parents à Saverne. Le lendemain, de nouveau à 5 heures du matin, nous reprenons le train pour Lutzelbourg en Moselle.

C'est là que commence vraiment notre odyssée. Arrivés à Lutzelbourg vers 6 heures, nous empruntons aussitôt, à pied, un chemin menant dans la montagne.

Les deux Rémy ont leur valise suspendue dans le dos, quant à moi, en plus du sac à dos, je porte une valise à la main. Nous n'avions emporté aucune carte pour nous guider. Par contre, nous avions rassemblé tous les billets en francs que nous pouvions trouver en usage avant-guerre, ils nous serviront dans la France de l'intérieur. Après quatre heures de marche forcée, aux alentours de 10 heures, nous arrivons enfin en vue d'un village. Après avoir délibéré, je pars seul en reconnaissance. C'est Haselbourg, nous nous sommes égarés ! Il nous faudra tourner plus vers la gauche pour atteindre le Dabo. Après une excellente collation, nous continuons notre route. Schaeferhof, puis Dabo. Enfin, nous avons atteint un point de repère connu. Après avoir recueilli d'amples renseignements chez un garde-forestier passeur que l'on nous avait préalablement recommandé, nous mettons le cap vers le sud-ouest. La route reprend, plus dure, avec des montées plus abruptes. Voici le Hohwalschfelsen.

Après un chemin dangereux, nous arrivons, vers 17 heures, sur les hauteurs d'un village inconnu. Nous devons, dès maintenant, être sur nos gardes, le garde-chasse nous avait prévenus : nombreuses sont les patrouilles de policiers « boches » avec leurs chiens, ici ! Nous décidons que les deux Rémy descendraient dans la vallée en éclaireurs. Ils reviennent déçus : « C'est trop dangereux ! Il y a des allemands dans le village ». Nous n'avons pas le choix. Il faudra braver le risque, quand, par bonheur, arrivent deux bûcherons qui nous indiquent très volontiers le chemin à suivre. Nous repartons vers le Soldatenthal. Les bûcherons nous avaient indiqué où le risque de rencontrer les chiens policiers de la police montée ou la Feldgendarmerie était le plus grand. Nous continuons notre avancée, toujours à travers forêt, jusqu'à une scierie. Il est 19h30 !

Nous avons désormais progressé jusqu'à environ 12 km de la ligne frontière. Devons-nous continuer ? La fatigue commence à se faire sentir, mais le choix de progresser pendant la nuit nous semble plus avantageux. Nous nous enfonçons donc encore plus dans cette épaisse forêt de sapins nains. Épuisés et frigorifiés, nous décidons de construire une cabane pour nous protéger du froid avec un feu à l'intérieur. Entretemps, nous faisons la connaissance avec des bûcherons « Schlitter » avec lesquels nous examinons nos chances de réussites. Notre décision est prise : nous lèverons le camp à l'aube, dès 6 heures. En attendant, dormons ! Mais, comme nous mourons de soif, Rémy JOST et moi décidons de descendre vers une auberge proche, quant à Rémy HIRTZ, il restera auprès du campement et le consolidera. Arrivé sur les lieux, nous pénétrons à l'intérieur et, hasard providentiel, dans l'auberge, nous faisons la connaissance avec un passeur qui fait partie de la même bande que celle du passeur du Dabo. Incroyable ! Il nous invite aussitôt chez lui pendant que nous nous régalons d'une boisson chaude. Notre pensée est pour Rémy Hirtz seul dans le froid et sans boisson chaude. La chance a été avec nous durant toute la journée, va-t-elle le rester ? Nous regagnons notre cabane dans une nuit noire. Rémy HIRTZ est trop content de nous revoir ! Il se sentait un peu seul dans cette sombre forêt. En plus, il est trop ravi lorsque nous lui racontons l'incroyable rencontre avec le passeur. Pas question de dormir ici cette nuit, nous avons rendez-vous dans la maison du passeur. Nous levons le camp.

Après trois quarts d'heure de marche, nous repérons l'habitation de Marcel, c'est le nom qu'il nous a donné (Marcel PETITJEAN ?). Un café fumant et réconfortant nous attend et Marcel nous trace aussitôt son plan. Cette nuit-même, il nous faudra passer la frontière. « Il est 23h15, dans 3h30 vous aurez atteint la frontière » nous explique-t-il. Malgré la quarantaine de kilomètres déjà parcourus, nous nous remettons en route en direction du col du Donon. Les sapins de chaque côté sont sertis de montagnes majestueuses éclairées par un ciel étoilé. Tout nous paraît si gigantesque, c'est majestueux ! Nous sommes envahis par des sentiments de petitesse, je n'oublierais jamais !

Réussiront-ils à passer en zone libre ? La chance continuera-t-elle à leur sourire ? La réponse dans le prochain épisode.

Sources :

  • Récit authentique de Pierre LUTZ
  • Souvenirs de René LEOPOLD
  • Collections Antoine MULLER
  • Wikipédia

Qu'est ce que la zone libre et la ligne de démarcation ?

À la suite de la bataille de France, l'armistice signé le 22 juin 1940 à la clairière de Rethondes entre le représentant du Troisième Reich allemand, le maréchal KEITEL, et celui du gouvernement français du maréchal PETAIN, le général HUNTZIGER, stipule : « En vue de sauvegarder les intérêts du Reich allemand, le territoire français, situé au nord et à l'ouest de la ligne tracée sur la carte ci-annexée, sera occupé par les troupes allemandes ». La ligne de séparation du territoire français en deux zones, est définie par un tracé figurant sur une carte annexée : « elle commence, à l'est, à la frontière franco-suisse, près de Genève, et est jalonnée ensuite par les localités de Dole, Paray-le-Monial et Bourges, jusqu'à environ vingt kilomètres à l'est de Tours. De là, elle passe à une distance de vingt kilomètres à l'est de la ligne de chemin de fer Tours-Angoulême-Libourne, ainsi que, plus loin, par Mont-de-Marsan et Orthez, jusqu'à la frontière espagnole ».

Cette ligne de séparation du territoire prend effet le 25 juin 1940 et prendra par la suite le nom de ligne de démarcation. La souveraineté française s'exerce sur l'ensemble du territoire, y compris la zone occupée, l'Alsace et la Moselle, mais dans la zone occupée, la convention d'armistice stipule que l'Allemagne exerce les droits de la puissance occupante : « Dans les régions occupées de la France, le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance occupante. Le Gouvernement français s'engage à faciliter par tous les moyens les réglementations relatives à l'exercice de ces droits et à la mise en exécution avec le concours de l'Administration française. Le Gouvernement français invitera immédiatement toutes les autorités et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux réglementations des autorités militaires allemandes et à collaborer avec ces dernières d'une manière correcte. »

La zone libre couvrait 45 % du territoire français. La ligne de démarcation traversait treize départements : Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques depuis 1969), Landes, Gironde, Dordogne, Charente, Vienne, Indre-et-Loire, Loir-et-Cher, Cher, Allier, Saône-et-Loire, Jura et Ain. Sur un total de 90 départements, la Wehrmacht en occupait entièrement 45 et partiellement 13 ; 32 départements n'étaient pas occupés.

Le passage d'une zone à l'autre nécessitait obligation de posséder un laissez-passer. La ligne de démarcation est supprimée le 1ᵉʳ mars 1943, trois mois après l'invasion de la zone sud par les troupes allemandes.


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Un peu d'histoire

De Valva à Valff, c’est tout d’abord un livre. A la fin des années 80, André VOEGEL et Rémy VOEGEL, Valffois et passionnés d'histoire, écrivent « De Valva à Valff » qui raconte l'histoire de la commune, petit village alsacien à proximité d'Obernai. L'ouvrage reprend, chapitre après chapitre, son histoire et celles de ses habitants. Dans les années 2010, Rémy VOEGEL complète la connaissance du village par divers textes édités dans le bulletin communal. 

Suite au décès d’André VOEGEL en février 2017, Rémy et Frédéric, son fils, se lance le défi de partager via le présent site les archives dématérialisées du livre, les vidéos de Charles SCHULTZ, sans oublier la publication des 40 classeurs historiques d’Antoine MULLER. Ces classeurs sont une mine d'or incroyable, car ils retracent en images toute l'histoire du village, de ses associations et de ses habitants.

Depuis, le devoir de mémoire de notre village alsacien se poursuit semaine après semaine.