- Écrit par : Rémy VOEGEL
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Plan de la Kirneck et de l'Andlau en 1659
Une eau fraîche et cristalline, les petits poissons, les libellules ... la Kirneck s'écoulait paisiblement le long la rue Principale du village de Valff. Les enfants s'arrosent, les oies se désaltèrent, une carte postale idyllique. Sauf que, entre les deux siècles, c'était une toute autre histoire : eau grise et bleuâtre nauséabonde, plus un être vivant, un cloaque toxique. Que s'est-il passé ?
Extrait d'un rapport sanitaire de 1926
Alors que durant des siècles, la commune se contentait de se battre avec les villages limitrophes pour légiférer sur les droits d'irrigations, un rapport mandaté par la chambre d'agriculture du Bas-Rhin de 1926 relevait un tout autre problème : à Valff s'est déclaré la fièvre charbonneuse (Milzbrand) ! Le conseil municipal porte plainte contre les tanneries de Barr suite à la mort de nombreuses têtes de bétail. Gertwiller se joint à la plainte, Bourgheim refuse.
Comme nous allons le constater, le problème vient de l'industrie du tannage de peaux de Barr. Avant la Révolution il existait déjà 82 tanneries artisanales dans la ville. La première véritable usine industrielle est à mettre au compte de Charles Simon qui de retour d'un tour de France chez divers tanneurs fit construire un nouvel établissement (moderne) dans la rue de la Kirneck. Les peaux fabriquées se vendaient jusqu'aux Etats-Unis. En 1867, le maire DIETZ de Barr déplorait une situation alarmante : « les eaux croupissantes, les flaques vaseuses, des déchets industriels qui se mélangent avec des animaux en putréfactions et les miasmes d'infections qu'exhale le lit de la Kirneck ». Miam miam !
A Valff, déjà en 1840, le sieur RAUCH, artiste vétérinaire (dixit) de son état, rédigeait un rapport à l'adresse du maire Jordan, lui conseillant d'établir un arrêté municipal interdisant aux éleveurs de bêtes à cornes de laisser boire leurs animaux dans la Kirneck. Il s'était déclaré dans la commune « une épidémie qui ravage le cheptel » et que le vétérinaire, sans la nommer, considéra « comme un fléau ».
Rapport alarmant
Mais revenons à notre rapport de 1926. Première constatation de l'expert EHRART mandaté : « Les torts causés aux habitants sont beaucoup plus importants que ceux invoqués dans la plainte » dixit. Il argumente 6 points :
La fièvre charbonneuse
Les tanneries lavent des peaux contaminées par la maladie. En déversant cette eau dans la rivière elle pollue les prairies irriguées [en savoir plus : La pollution de la Kirneck]. Même le bétail refuse de boire directement l'eau de la Kirneck, mais il broute l'herbe contaminée. Les propriétaires vendent rapidement les animaux avant qu'ils ne crèvent.
Envasement du lit de la rivière par des vases d'origines industrielles
Le dépôts de produits chimiques est si important que le niveau de la rivière remonte de façon qu'il faut curer le lit tous les 2 ou 3 ans pour assurer le bon écoulement des eaux. Les frais de curage pour la commune s'élèvent à chaque fois à 40 ou 50 000 frs. Avant la Première guerre cette opération avait lieu tous les 20 ans. Au centre du village, l'expert constate une épaisseur de boue de 50 cm composée en majorité de chaux.
Odeur nauséabonde et pestilentielle
Le sulfure de sodium utilisé par les tanneries se décompose en hydrogène sulfuré qui rappelle les œufs pourris. Cette calamité publique empêche les riverains de laisser leurs fenêtres ouvertes (l'air frais de la campagne !).
Destruction des poissons et autres animaux vivants
Le biologiste signale qu'il n'y a plus aucune vie dans la rivière : ni poisson, batraciens, vers, algues ou plantes. Le sulfure d'arsenic a anéanti toute vie. Les habitants racontent que si l'on plonge la main dans l'eau, on ressent une sensation de brûlure. Même les canard ne vont plus dans l'eau !
Impossibilité de se baigner
Même si ce point n'est pas le plus retenu par les habitants, l'expert regrette l'idée que la jeunesse rurale ne peut plus se baigner après les travaux d'été.
Prairies endommagées
Les prairies irriguées sont tellement alcalines et ammoniaquées que les graminées ont cédé la place aux mauvaises herbes. Il mesure un taux de PH de 7,8 dans l'eau et de 8,1 dans la vase (une eau au PH neutre se situe au alentour de 7).
Conclusion
L'expert arrive à la conclusion suivante : il faut construire une station d'épuration et des bassins de décantage dans les usines ! Il propose également que les tanneurs vidangent leurs cuves exclusivement la nuit. Or le maire de Barr influencé par les industriels de son Conseil municipal a émis un tout autre arrêt : interdiction de vidanger entre 7 heures du soir et 6 heures du matin ! Le seul regret du Maire est que la pollution à Barr éloignerait les touristes. Interrogé, le propriétaire de la tannerie affirme qu'il possède des cuves de décantage et qu'elles sont vidées tous les 8 jours. Le contremaître avoue , hors présence de son patron, qu'en réalité il est d'usage et plus naturel pour tous, d'envoyer toute la bouillie directement dans la rivière : la Kirneck est le dépotoir des industriels pollueurs !
Ca bouge (enfin) !
En 1926, les agriculteurs qui ont perdu des animaux sont dédommagés ... mais la pollution continue ! Un projet de règlement en 1929 ? De bonne volonté que sur le papier. Nouvelles plaintes en 1930 : la Préfecture avance qu'elle ne dispose pas d'assez de personnel pour faire un suivi de contrôles.
Nouveau rapport en 1931. Résultat : néant. 1932, réunion d'une nouvelle commission. Résultat : nada. 1938, nouveau bla bla bla et ... à la prochaine ! Il faut attendre 1954 pour que le Maire de Barr, DEGERMANN, fait des allusions à la construction d'un éventuel projet de canalisation : c'est du pipeau. En 1961, le Maire de Valff intervient une énième fois auprès du Préfet : réponse : on y réfléchit.
Exaspéré par la lenteur, le désintéressement et l'incompétence total de l'administration, la collectivité de Valff décide en 1967 de détourner le lit de la Kirneck à l'extérieur du village et de doter la commune d'un assainissement moderne.
Epilogue
Ce n'est qu'en 1983, après près de 150 ans de palabres que la solution et la construction d'une station d'épuration entre Valff et Westhouse voit le jour. Le SIVOM (Syndicat Intercommunal à Vocations Multiples) qui gère le site représente 15 communes.
Rêveries
Et c'est là, qu'aujourd'hui, on pourrait se surprendre à rêver d'un petit cours d'eau, avec son onde claire, limpide et joyeuse qui traverserait le village comme à l'époque des premiers habitants... Séquence nostalgie !
Photos de la Kirneck
Sources : Archives de la commune
Nota : L'auteur du livre de Valva à Valff, André VOEGEL, a servi pendant de nombreuses années en tant que Président du SIVOM