- Écrit par : Antoine MULLER
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Jacques SALBAING interrompt ses études d'ingénieur de 1942 à 1945 pour rejoindre les Forces Françaises Libres (FFL). A la retraite, il décide de reprendre ses notes prises en 1944-1945 et écrit son premier livre « Ardeur et Réflexion », publié en 1992, où il relate ce que furent les mois de préparation et d'angoisse précédant le débarquement de la 2e DB en Normandie, ainsi que la vie au jour le jour et les nombreux combats d'une section d'infanterie de marine pendant la Campagne de France.
27 novembre 1944. Les nouveaux ordres arrivèrent du Sous-Groupement : le mouvement en direction du Sud s'effectuerait ce jour même, pour entreprendre une série d'opérations qui devaient se terminer par la jonction avec la 1ère Armée qui, elle, remontait vers le Nord (1). On mit là, dernière main au chargement des voitures, en essayant de trouver un coin de rangement pour la « récupération, ce qui devenait de plus en plus difficile. On vérifia l'armement, on fit le plein en munitions et en essence et on attendit. Le départ eut lieu dans l'après-midi à seize heures, devant une foule qui nous regardait passer avec cette même froideur déconcertante.
Traversant le sud-ouest de la ville, nous passions par Entheim sur la RD392, pour atteindre Duppigheim à la tombée de la nuit. Les cantonnements sont toujours difficiles à trouver la nuit, mais les habitants du village furent très accueillants : avec beaucoup de bonne volonté et de gentillesse, ils trouvèrent pour chacun de nous un lit ou un matelas, pour nous offrir un sommeil réparateur. C'était toutefois sans compter sur le désir d'aventures qui animait mes gars, lesquels trouvèrent le temps de visiter les bistrots et de lier connaissance avec les habitantes, heureuses et fières de rencontrer des « héros » (!) car, à les en croire, ils étaient tous des héros ! Finalement, personne ne broya du noir cette nuit-là, chaque jour apportant son lot d'aventures propres à nous faire oublier que nous n'avions que très peu dormi la semaine précédente, et encore dans l'eau et le froid. Certes nous n'avions pas les privilèges des aviateurs, qui, une fois rentrés de mission, retrouvaient à peu de choses près, tous les charmes et avantages de la vie civile. Mais la vie que nous menions ne manquait ni d'intérêt, ni de piquant, au point de nous faire oublier la guerre, avec tous ses risques et ses périls, y compris et surtout, celui d'y laisser sa vie.
28 novembre 1944. De bon matin, au lever du jour, la colonne s'organisa en formation de combat. En tête, sur les chars, la 1ère section, la 2e et la 3e sections suivant plus loin dans leurs half-tracks. Il ne faisait vraiment pas chaud sur les tôles glacées des chars, et nos doigts gelaient très vite. La colonne traversa rapidement Innenheim, Nidernai et à Meistratzheim ; un pont sauté nous obligea à rebrousser chemin sur Niedernai. La reconnaissance du Régiment de Spahis s'y était arrêtée, et nous signala, qu'en toute probabilité, la prise de contact se ferait au prochain village. Ce fut donc avec toutes les précautions habituelles que nous abordions Valff, en sautant à terre et en devançant les chars. Quelques abattis obstruaient l'entrée du village, mais nous les déplaçâmes rapidement. Nous le traversâmes au pas de gymnastique. Toujours rien, pas l'ombre d'un ennemi. Les habitants qui s'y trouvaient, nous indiquèrent cependant, qu'à peine une dizaine de minutes auparavant, un groupe d'une dizaine d'Allemands était passé. Une patrouille sans doute.
A peine avions-nous dépassé les dernières maisons du village, que nous fûmes accueillis soudain par un feu nourri. Devant nous, la plaine s'étendait à perte de vue, coupée seulement, de haies et de monticules de terre qui recouvraient pour l'hiver la récolte de betteraves, et, tout droit, bordée d'arbres, la route continuaient vers Zellwiller. Le premier char s'avança jusqu'à nôtre niveau, mais du haut de sa tourelle, le chef de char s'aperçut que la route était coupée. Le pont qui traversait un petit ruisseau avait sauté, pour laisser devant nous une excavation que les chars ne pouvaient franchir. Les deux chars de tête, qui avaient repéré des Allemands dans les fossés de chaque côté de la route, les prirent en enfilade pour les arroser de leurs mitrailleuses, ce qui nettoya les environs immédiats du pont. J'installai alors la section sur chacun des côtés, avec pour mission de faire des cartons au fusil et à la carabine sur les tireurs qui nous bloquaient. Mais les Allemands étaient disposés en éventail devant nous, se camouflant derrière les arbustes, derrière les tas de betteraves et dans les fossés. Chaque fois que nous nous découvrions, des balles nous sifflaient aux oreilles ; ils semblaient avoir une meilleure position de tir que nous.
Le chauffeur du premier char, sans prendre la moindre précaution, ouvrit son hublot d'accès, et se redressa pour descendre. Il reçut hélas une balle en pleine poitrine qui le blessa grièvement. L'aide-conducteur fit reculer le char à l'abri, pour que nous puissions sortir le blessé et le transporter jusqu'à l'ambulance. Le capitaine IVANOFF était venu me rejoindre et, debout contre le mur du jardin de la dernière maison, nous nous efforcions à la jumelle, de repérer les emplacements des tireurs. Au moment où je me tournais vers lui pour lui parler, il me demanda ce que j'avais sur le visage, car il saignait, criblé d'éclats. Tout en m'essuyant, je compris vite ce qui s'était passé : une balle avait fait éclater la pierre du mur à quelques centimètres de mon visage, et je n'avais été que superficielle-ment atteint par les éclats. Je bénis le ciel d'avoir eu affaire cette fois à un mauvais tireur ! La situation se présentait mal, puisque aucune arme à tir tendu ne pouvait déloger nos adversaires. II fallait aller les chercher, derrière leurs abris.
Par bonheur, nous possédions une arme particulièrement adaptée à cette situation : le mortier. Comme Duc et son groupe étaient cloués au sol, on fit venir le mortier de la 2e section, et le sergent MONFREDI se fit un plaisir de mettre son mortier de 60 mm en batterie, et en les prenant les uns après les autres, d'arroser chacun des tas que nous avions devant nous. Mais cela ne dura pas longtemps. car au bout d'une dizaine d'obus, nous vires se dresser, à environ cinq cents mètres de nous, une masse sombre, tenant un chiffon blanc à la main ; à notre étonnement et notre joie ; il n'était pas le seul, car à mesure qu'il s'avançait vers nous, d'autres silhouettes sombres, les bras en l'air, sortaient de derrière les arbustes et les monticules, des deux côtés de la route. Nous en comptâmes une bonne vingtaine, vieux, fatigués, portant les uniformes foncés de la Lutwaffe, une plaque de métal suspendue au cou.
C'était des membres de la Police de l'Air, à qui l'armée avait précipitamment donné un fusil, et qu'elle avait incorporés dans une unité combattante. Ils portaient tous un revolver à la ceinture, ce qui fit la joie de mes gars qui allèrent vite à leur rencontre de l'autre côté du pont. Il y avait là un véritable petit trésor, au prix auquel se négociait alors le P 38 allemand (photo ci-dessous, illustration) ! En inspectant les fossés pour éviter une mauvaise surprise toujours possible, je vis le cadavre du capitaine qui commandait ce détachement, tué par la mitrailleuse de l'un des chars. Il portait sa croix de fer, ainsi que son poignard de SA à la ceinture. C'était donc un nazi de vieille date, et il devait en être fier, pour porter cette arme de parade au combat. J'ai conservé ces deux objets comme souvenirs et ils sont entra accrochés au mur de mon bureau.
Le Génie eût vite fait au bulldozer de combler l'excavation et de jeter une passerelle métallique pour nous permettre de continuer. Pendant ce temps, nous avions fait allonger nos prisonniers sur le bord de la route, et nous leur faisions faire des pansements à leurs camarades blessés. Le sergent BLEDER en profitait pour les interroger. Sans problème d'ailleurs, parce qu'ils parlaient facilement, nous expliquant ce qu'ils étaient et nous recommandant d'être prudents, parce que le prochain village était tenu par des « Mongols », incorporés dans l'Armée allemande (il s'agissait en fait de Russes du Kouban, prisonniers à qui les Allemands avaient proposé, soit de mourir de faim, soit de servir sous l'uniforme allemand). Cette histoire paraissait tellement invraisemblable que nous refusâmes de croire, persuadés qu'ils cherchaient à nous impressionner. Et pourtant, ils nous avaient dit la vérité ! Aux dernières estimations faites avant de partir, nous comptions quinze Allemands tués et vingt prisonniers.
Au redémarrage, il était déjà près de quatorze heures. Le char de tête manoeuvrait prudemment. La 1ère section était à nouveau en groupe, mais uniquement sur les trois derniers chars du peloton, par mesure de précaution car nous avions des ordres formels de ne pas nous installer sur les deux chars de tète dans une progression au contact. Dès les premières maisons de Zellwiller, nous bondîmes à terre sous les balles qui nous sifflaient aux oreilles, mais qui allaient s'écraser contre les chars ou se perdre dans la nature, tant nos adversaires visaient mal ! Toutefois, un des hommes de la Jeep de reconnaissance du RCA qui s'était avancé en arrosant les lisières, fut touché ; le char de tête qui s'avançait sur la route toute droite conduisant au village, était lui aussi atteint par un 47 mm antichar. Sur notre droite, en provenance de Bourgheim probablement, nous aperçûmes un peloton de spahis avec leurs auto-mitrailleuses, se dirigeant aussi sur Zellwiller, se faire durement accrocher. Nous ayant vus arriver en force, il s'arrêta et nous laissa faire.
Mesurant rapidement la forte résistance que nous rencontrions, le PC du Sous-Groupement demandait un tir d'artillerie, qui, bien heureusement, était réglé par un des Piper-Cubs (photo ci-dessus, illustration) de la Division qui nous survolait. Pendant ce temps, les Allemands essayaient de nous avoir au 88 mm et au canon de 20 mm, tandis que MARET, qui s'était avancé à ma hauteur avec sa section de l'autre côté de la route, me criait : « Je n'aime pas du tout ce bruit ». Il avait en effet gardé depuis longtemps, un très mauvais souvenir des canons de 20 mm, qui, effectivement, étaient des armes très meurtrières. Nous restâmes couchés dans les fossés, bien à l'abri, pendant que l'ensemble de nos chars, disponibles s'alignait, pour cracher au-dessus de nos têtes de tous leurs canons, sur les emplacements de canons antichars, Certains bien repérés, d'autres non. La première salve de nos 105 mm était trop courte, et explosait tout près de nous, mais les suivantes furent bien mieux ajustées, puisque les obus éclatèrent, comme prévu, sur les lisières. Profitant de cet écran, la 1ère section fonçait en tête, pour traverser le village, droit devant nous. La 2e section suivait et devait nous rejoindre, mais en faisant les lisières de droite. Quant à la 3e section, elle devait nettoyer le village.
Les tirs d'arrêt de notre artillerie s'étaient révélés efficaces. En arrivant sur les premières maisons, nous aperçûmes un canon de 88 mm et trois de 47 mm, abandonnés par leurs servants, et passablement endommagés, mais dès notre entrée dans la rue, l'on nous tira dessus de partout, comme sur des lapins. Les coups de feu partaient de derrière les contrevents à moitié fermés du rez-de-chaussée et du premier étage des maisons, des ouvertures de caves, des granges ouvertes, etc. En outre, les tirs de mitrailleuses que nous entendions, ne ressemblaient pas du tout aux cadences allemandes. Étrangement, c'était la première fois que nous rencontrions ce type de résistance, de maison en maison. Très vite je compris que nos prisonniers de Valff avaient raison, et que nous avions affaire, non, à des Allemands, mais à des Russes, qui se battaient à leur manière, et probablement avec certaines de leurs armes ... II fallait pourtant avancer le plus vite possible, et pour cela, on se mit à tout « arroser », à progresser de porche en porches, à balancer des grenades au phosphore dans les maisons et dans les caves.
Nous suivant de près, les chars aussi crachaient du feu de toutes leurs mitrailleuses. Malgré le bruit, nous entendîmes devant nous un bruit caractéristique de chenilles : c'était un auto-canon allemand qui, arrivé à un tournant de la rue, essayait de s'enfuir. Un signe au char de tête, il s'avançait et allumait le moteur du Jagdpanther (photo ci-dessous, illutstration) d'un premier coup de canon bien ajusté, pendant que nous vidions nos chargeurs sur un camion qui allait s'écraser contre une maison. Le chauffeur tentait bien de s'enfuir, mais il était récupéré quelques mètres plus loin. Pendant ce temps de son côté, la 2e section avait neutralisé à la grenade les servants d'un canon de 88 mm et trois canons de 20 mm. Nous n'en avions pas terminé pour autant, lorsque nous nous retrouvâmes au carrefour sud du village. Un groupe d'irréductibles s'était réfugié, sans vouloir se rendre, dans l'église, nous forçant à les pourchasser jusque dans les caves. Une grenade au phosphore les en fit sortir en vitesse, les mains en l'air, et à moitié suffoqués.
En alignant alors les quelque quarante prisonniers que nous venions de faire contre un mur, au centre du village, et à notre grande surprise, nous nous apercevions qu'une bonne vingtaine étaient complètement ivres. IVANOFF nous avait rejoints, et pour les interroger, il cherchait à se remettre en mémoire le russe qu'il n'avait plus pratiqué depuis son enfance. Mais la tâche n'était guère aisée, car on oublie vite une langue étrangère, fût-elle maternelle, si on ne la pratique pas, et cela était son cas. De toute manière, l'interrogatoire ne fut pas très fructueux, soit qu'ils aient eu trop peur, soit qu'ils fussent complètement abrutis. Nous les expédiâmes sur l'arrière. Ils avaient laissé quatorze tués, et un armement tout nouveau pour nous : mitrailleuses et fusils russes. Les mitrailleuses étaient, à nos yeux, pittoresques, avec leurs chargeurs métalliques en forme de galette des rois, se fixant sur le dessus, un peu comme les premières mitrailleuses d'avions de la guerre de 1914. Quant aux fusils, eux non plus n'étaient pas très différents des modèles de nos soldats de la guerre 14-18. Les Allemands leur avaient donné un uniforme de la Wermacht, tout en leur laissant leur armement.
Ce fut une étrange rencontre que nous finies ici à Zellwiller : elle restera unique pour nous durant le reste de la campagne. A l'évidence, les Allemands vidaient leurs fonds de tiroir : jeunes appelés, vieux gendarmes, prisonniers russes ! Un fameux pot-pourrit. L'auto-canon continuait à brûler, et nous obligeait à nous en éloigner pour ne pas être touchés par les explosions successives qui le secouaient et allaient le transformer en une épave. Mais comme à l'accoutumée, avant que ses soutes ne se vident complètement, le feu d'artillerie allait encore durer un certain temps. Nous fîmes venir nos half-tracks et nous nous installâmes tant bien que mal dans les caves pour passer une nuit qui s'annonçait froide, tandis que l'artillerie allemande commençait à nous harceler. Elle poursuivra ses tirs toute la nuit, sans nous occasionner de dégâts, mais nous obligeant à limiter nos déplacements pour plus de sécurité.
Jacques SALBAING
Ardeur et réflexion
Cahiers d'un chef de Section d'Infanterie de Marine dans la Division Leclerc
Campagne d'Alsace de Valff à Zellwiller
(1) « En exécution des ordres du Commandement US, la 2' DB quitte le XV' Corps, et est rattachée au 6' Corps US. Elle reçoit la mission de progresser sur le maximum d'axes entre Rhin et Vosges-. jusqu'au contact de la 1" Armée. L'arti-'culation de la Division est la suivante : en 1" échelon, le GTR renforcé du Sous-Groupement Minjonnet du GTL— sur l'axe B « Entzheim-Walff-Stotzheim » - Caravane n' 345, e tri. 1984, p. 9.
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