L'ouvrage que nous vous proposons, vous plongera dans l'univers d'un paysan du XIXe siècle. Vous partagerez les tribulations de la famille WUCHER, vous découvrirez les aléas climatiques et vous éclairera sur le quotidien et la vie d'une famille paysanne alsacienne. Fragments d'une vie. Chroniques d'un paysan de Valff, Florent WUCHER, au XVIIIe siècle. Première partie.
« Geschichte der Famili Antoni WUCHER von Valf den 18 Herbstmonat 1797 … » : c'est ainsi que débute le recueil d'histoire de la famille WUCHER. Le registre est conservé dans les archives de la commune. Il relate le climat, les récoltes, la politique, les joies et les peines, la dureté du quotidien, la maladie et la mort. Le texte est narré avec franchise, parfois sans pudeur. L'auteur, Florent, ne parle de lui qu'à la troisième personne. Il n'exprime que peu ou pas de sentiments. Il passe dans la même phrase de l'annonce de la mort de sa fille au temps qu'il fait. Il détaille surtout avec précision, des événements climatiques exceptionnels. Pour garder l'intégrité du texte et l'esprit de l'auteur, la traduction est transcrite intégralement mais adaptée dans un français moderne. Des notes en bas de page permettrons d'ajouter des recherches et des précisions complémentaires.
Les mémoires débutent par la phrase suivante :
Ceci est l'histoire de la famille d'Antoine WUCHER de Valff
Le 18 Herbstmonat (septembre) 1797, Antoine WUCHER, né le 15 juin 1772 à Niedernai a épousé Anne Marie KORMANN, née le 2 Hornung (février) 1770. Il est le père de Florent (l'auteur). Le père d'Antoine WUCHER s'appelle aussi Antoine et la mère Marguerite LUTZ, tous deux sont agriculteurs à Niedernai. Le père d'Anne Marie KORMANN s'appelle Florent BLAISE et la mère Anne Catherine LUTZ, tous deux exploitent la ferme à Valff où habite notre famille. Voici quelques dates de notre vie :
- 5 novembre 1798 à 4h00 : naissance de Florent WUCHER (l'auteur)
- 7 février 1801 à 1h00 : naissance de Thérèse, sa sœur
- 5 juillet 1805 à 13h00 : Antoine WUCHER, le frère de Florent, âgé de 1 an et 3 mois est tombé dans la fosse à purin et s'est noyé
- Mardi gras jusqu'à Pâques 1806 : (ist Florentz ) [l'auteur] est tombé mortellement malade avec fièvre délirante (todlich gewesen an dem Friesel) (1) et a perdu l'usage de l'ouïe.
- 21 janvier 1807 : François Antoine, son frère, est né dans l'après midi
- 23 mai 1810 à 18h00 : naissance de Marie Rose, (sa sœur)
- 1er août 1810 : le grand père Antoine de Niedernai est décédé des suites d'une chute de la carriole
- 28 avril 1811 : Florent a reçu sa première communion. Thérèse KORMANN, la sœur de sa mère, est la marraine des cinq enfants
- 8 avril 1812 à 16h00 : naissance d'Anne Marie
- 25 août 1812 : Florent a fait sa confirmation
- 2 mais 1813 : Thérèse a reçu la première communion
- 15 janvier 1814 : Les Dragons Français de Napoléon sont entrés et se sont installés à Valff
- 17 janvier 1814 : Salomon KORMANN, le frère de sa mère, est rentré de son service militaire. Le même jour il y a eu une grande inondation dans le village.
- 21 mars 1815 : Napoléon est revenu de Paris. Tous les garçons célibataires de Valff ont dû marcher sur Lutzelstein (la Petite Pierre) avec la Garde Nationale. Les habitants durent payer pour la grande Réquisition (2)
- Le 3 Heumonat (juillet) 1815 : les alliés (3) ont cantonné pour la deuxième fois chez nous. Pendant 2 à 3 mois ils nous ont obligé de fournir de la paille, des choux et de l'argent. Cette guerre nous a coûté 800 francs !
Venons en à l'année 1816 qui amena un peu de calme dans les chaumières mais par contre il y eu de sérieux remous politiques. Cette année débuta bien jusqu'au 15 avril. A partir de cette date, le temps changea en morose jusqu'en hiver. Pendant six semaines on a du faire les foins. Le foin du Bruch a été récolté dans l'eau. Toute l'année le Bruch a été inondé. Les terres n'ont fait pousser que de la mauvaise herbe (Häderich), c'est pour cette raison qu'on a fait la dernière récolte de seigle le jour de la Mariageburt (8 septembre). Il n'y a eu qu'une demi récolte. Même pas besoin de parler du vin. A la Saint Martin le blé à coûté 60 francs, am Weinmonat (octobre) déjà 80 et à Pâques jusqu'à 124 francs ; l'orge 30 puis 50 puis 80 francs, puis un hiver très chaud succéda à cet été sans chaleur.
L'année 1817 débuta pluvieuse mais chaude. Malgré la terre durcie il y eu une grande récolte de foins, des fruits moyens, beaucoup de tabac et un peu de vin aigre. Tel a été l'année 1817. Le 8 octobre 1817, Florent WUCHER a encore été affecté d'une maladie mortelle. Une fièvre (4), Nervenfieber, l'a paralysé pendant 4 semaines, la maladie a duré 15 semaines. Les soins ont aussi coûté beaucoup d'argent.
Nous venons maintenant à l'année 1818 qui débuta humide, suivie d'une chaleur et d'une sécheresse sans pareil. On a cru que tout allait être carbonisé. Cette année nous crédita d'une récolte moyenne mais d'un vin excellent. Dans le haut-village, un bambin d'environ 7 ans du nom de Bastien (5) possède un don avec on ne sait, une sorte de force magnétique. Lorsqu'il touche quelqu'un et que ce dernier souffre d'une toux ou d'une autre affection, celle-ci disparaît aussitôt. Il faut reconnaître qu'à ma connaissance ce n'est que pour un temps. En novembre a été creusé la nouvelle rivière et les alliés sont retournés chez eux au-delà du Rhin.
L'hiver 1919 a été moyennement froid suivi d'un été chaud. Le printemps fut agréable. En avril on avait un temps de mai. Les prés se sont recouverts d'un manteau de fleurs multicolores magnifiques. Les vignes commençaient à fleurir et le 3 Brachmonat (juin) ... tout a été anéanti ! Ce matin là, le soleil se montra légèrement rougeâtre à 8 heures et une brume enveloppa les Vosges. Toute la matinée une chaleur lourde et oppressante fit souffrir hommes et bêtes. Vers 10 heures, des nuages sombres et lugubres s'accumulèrent sur la vallée de Barr. On su qu'un orage violent se préparait ... un grondement de tonnerre ... puis une pluie fine jusqu'à 11 heures poussée par un vent froid de nord-ouest ... Puis d'un coup pendant près d'une demi-heure, des grêlons gros comme des œufs ou des noix frappèrent le pays. Personne ne s'en est sorti sans dégât. Des vie furent en danger La destruction de toitures et des biens a contraint certains à se retrouver à la rue.
Le Kappelveld, Langenveld, Neuland, Breitmatt, Innwendig Riederveld, Auswendig Riederveld et la moitié de Anna, Blasenveld, Lützelveld et Oberveld ont été saccagés. Les feuilles des arbres fruitiers et des vignes furent totalement pulvérisées et leur écorce hachée menu. Le total des dégâts a été expertisé à 139 000 francs (6). Tous les champs ravagés n'ont rien produit cette année. Pourtant l'année 1819 a été productive partout ailleurs dans le pays. Les céréales, le vin et le tabac auraient put bien réussir ... Un hiver froid succéda à un été chaud.
L'année 1820 fut assez ordinaire. Chaleur moyenne, peu d'orages. Nous avons fait une production de 4 Viertel 5 Sester de semis d'orge (7).
Avec l'année 1821 un hiver tiède suivi d'un léger refroidissement et d'humidité fit abonder les céréales et la paille mais peu de vin. Néanmoins cet hiver clément, un printemps et un été chaud préserva les rongeurs. C'est ainsi que nous entrons dans l'année 1822. Hiver chaud, printemps chaud. Les souris qui s'étaient reproduites pendant le début de l'année ont commencé à envahir les champs en mars. Ce mois là on se serait cru en plein été. Tout était vert et les arbres en fleurs. A partir du 15 avril les températures grimpèrent encore. Le 21 mai il tomba un peu de pluie, puis la chaleur repris de plus belle. C'est à ce moment là que l'invasion des souris s'amplifia. Elles envahirent les champs jusqu'à l'intérieur des maisons. Partout où l'on marchait elles pullulaient et couraient de tous côtés. Rien ne fut épargné et rien ne leur résista.
Müesbohrer : pièce en bois qui servait à creuser des trous dans les champs. Les souris y tombaient et étaient exterminées au matin par le propriétaire (collection André VOEGEL)
A partir du 30 mai on a récolté des cerises puis des poires et le 15 juin la récolte des foins était pratiquement terminée. On a même mangé des prunes et d'autres fruits. A la Saint Jean (24 juin) on a commencé à s'intéresser au blé et à l'orge. Les souris avaient aussi commencé leur récolte mais sans nous ! C'est à ce moment que je me suis souvenu du proverbe : « Qui ne vient à l'heure se contentera du reste » (Wer nicht kommet zur Rechten Zeit der bekommet was übrich bleibt).
Il n'était pas rare de récolter sur un demi-acre seulement 10 à 30 gerbes. On a été obligé de les ficeler et les redresser rapidement sous peine de voir, dans les 24 heures, tout disparaître. En l'espace d'une semaine est venu la maturation de l'orge. Si les températures ne s'étaient refroidies en juillet il aurait fallu, à Mariahimmelfahrt (assomption), débuter les vendanges. Certaines grappes avaient commencé à mûrir et les prunes étaient déjà blettes. Le peu de tabac qui avait échappé à la sécheresse, aux souris et aux vers, avait une belle croissance. Le 4 septembre, l'automne a pris ses quartiers. La saison se passa comme le reste : on a tout fait à la va-vite à cause de la maturation trop rapide. Le 8 septembre 1822, Florent WUCHER (l'auteur lui-même), a déjà bu le premier vin bourru de l'année !!!
Dans la suite de cette chronique, nous abordons le décès dans d'affreuses souffrances du père de Florent, du feu du clocher de l'église Saint Blaise, du sacristain foudroyé et de bien d'autres choses. Retrouvez toute l'histoire de Florent WUCHER, paysan à Valff (1798-1841) :
- Florent WUCHER, fragments d'une vie, épisode 2
- Florent WUCHER, fragments d'une vie, épisode 3
- Florent WUCHER, fragments d'une vie, épisode 4
- Florent WUCHER, fragments d'une vie, épilogue
(1) Friesel : il pourrait s'agir de la frontanelle ,relatif aux os du crâne. Il semblerai que Florent ai souffert d'une forme de méningite d'où sa surdité.
(2) Après la retraite de Russie, le reste des troupes de Napoléon tentèrent d'arrêter les armées Autrichiennes et Russes aux portes de la France. Dans la région de Saverne se déroulèrent des batailles décisives. Le château de la Petite Pierre résista pendant 3 mois. Des contingents de la Garde Nationales envoyés au front traînèrent la patte pour rejoindre leur destination, beaucoup d'enrôlés se perdirent volontairement en route ...
(3) De 1815 à novembre 1818, l'Alsace se vit obligée d'entretenir 40 000 soldats de la coalition (essentiellement des autrichiens et des saxons)
(4) Certains chroniqueurs associent le terme Nervenfieber au thyphus
(5) Le prénom Bastien est rarement usité à Valff. Le seul enfant de ce nom est Sébastien HIRTZ, né le 20 janvier 1813 d'Antoine, tonnelier et Salomé OFFENSTEIN. Ils quittèrent Valff avant 1836
(6) Suite à la catastrophe, la commune fait une demande d'indemnisation au préfet pour les sinistrés. Celui-ci consent enfin en avril 1820 à verser la somme de 10 000 francs sur les 139 000 estimés. Après de nombreuses tractations, la commune reconnu son impuissance dans la répartition de cet argent. Le partage arbitraire entraîna jalousies, injustices et rancœurs.
(7) L'unité de mesure est le Viertel (ou rézal 110 litres), le sixième du rézal est appelé le Sester (ou boisseau 20 litres), 1/24eme du Viertel est le Vierling (quarteron 5 litres) 1/96ème du Vierling est le Messel (litron 1,2 litres). Expressions populaires : Verstehen vom Sester kenn Massel (ne pas comprendre la moindre chose). Er het nig's em Sester (il n'a rien dans le ciboulot) ou Ar het a Loch em Sester (il a un trou dans la carafe)