Bien qu'il est question de marché dans le titre, il n'y a aucun rapport avec un quelconque marché. Dans le langage alsacien, on nommait, avec cette expression, la rencontre des habitants le soir en plein air au coin des rues et des maisons, des voisins et des amis qui se retrouvaient pour papoter et flâner après les durs travaux des champs. Souvenirs d'André VOEGEL.
Les gens cessaient le travail relativement tôt durant les soirs d'été, mais en contrepartie le réveil sonnait à quatre heures du matin. La mécanisation était encore inconnue. De petits groupes de personnes se formaient après le dîner de 18 heures, si le temps le permettait, au coin des rues ou devant le portail de la maison. Il y avait presque toujours les mêmes personnes qui se rassemblaient par petits groupes, la plupart des cas, des voisins ou des connaissances, mais généralement que des hommes. Pour notre quartier, cette réunion quotidienne estivale, se tenait au coin de la rue des Flaques et de la rue Principale. Suivant les jours, notre groupe était constitué de quatre à huit personnes. Je me souviens bien des habitués que j'appellerais par leur Hofname (noms de famille) : le Antz Pape - le Blasel - s'Beckemechels Blasel - s'Maxels Alfons (mon père) - s'Botz Seppel - s'Botz Charel - s'Joschtels Albert - s'Blasels Florent- s'Schultze Léon, etc.
Photo de 1934
Les enfants et les adolescents qui le désiraient pouvaient sans problème, assister aux débats et même, ceux qui osaient, exprimer leur opinion. Le groupe était une sorte de démocratie populaire. Tout y passait en revue : la politique locale, la politique régionale et nationale, la météo, la direction du vent, les phases de lune, les nuages, les dictons populaires ou, comme souvent, les prévisions du calendrier centenaire du journal « Le messager boiteux », les travaux des champs, les perspectives de récoltes, leurs prix, enfin tout ce qui intéressait ou préoccupait les participants et qui avait trait à leur quotidien !
Edition du messager boiteux de 1709 qui prédisait tous les ans le temps à venir. L'édition alsacienne s'appelait « Der Hinckede Bott »
Ceux qui possédaient un poste de radio étaient bien sûr mieux renseignés que les autres, de même que ceux qui étaient abonnés à un journal. Dans le monde rural, il était de tradition d'annuler l'abonnement en période estivale, parce que, soi-disant, on n'avait pas le temps de le lire, le temps était réservé au travail. Les nouvelles fraîches se transmettaient alors lors de ces rencontres. C'était le moment des dernières nouvelles ! Je n'ai jamais assisté à des disputes, bien que certaines discussions furent parfois vives, même lourdes, mais jamais désobligeantes. L'hiver une fois venu, le Owe Marik ne pouvait plus se tenir en plein air. A partir de cette saison, certaines familles se rassemblaient le soir dans leurs maisons.
Ces rencontres amicales se déroulaient de façon très conviviales et à tour de rôle se déplaçaient dans une autre famille. Ma famille était très liée, non seulement à oncle Eugène, mais également à des amis qu'on nommait les Léon LUTZEL et alliés, bien que son nom était Léon GEBHARDT. Léon LUTZEL, n'habitait pas trop loin de chez nous et on se voyait au minimum deux fois par semaine. Avant de recevoir nos amis, ou avant de partir chez eux, la tradition voulait que nous récitions le chapelet avec toute la litanie des Saints. Toute la famille s'agenouillait alors devant une chaise et mon père récitait la première partie de la prière et les autres la deuxième. A partir de 12 ou 13 ans, ce fut à moi de réciter la litanie, et en allemand s'il-vous-plaît ! Cette pratique se renouvelait immuablement chaque hiver. Je dois reconnaitre que cette tradition, transmise de génération en génération depuis la nuit des temps et imposée par les parents, était pour nous, les enfants, un moment inapprécié et fastidieux. On trouvait le temps très très long ! Le passe-temps préféré lors de ces soirées amicales était les jeux de cartes et particulièrement un jeu appelé le « 66 » (Sechsesartzig). Ce jeu se jouait avec 24 cartes aux enseignes françaises (carreau, coeur, trèfle, pique) pendant la période française et ... aux enseignes germaniques (glands, feuilles, coeurs et cloches) pendant la période allemande. Plus tard est apparue la belote qui, d'après une rumeur, tirerait son origine d'un ancien jeu alsacien appelé BELOT ou RAMSASPIEL que l'on joue encore dans le Sud de l'Alsace, la veille de l'épiphanie ou du Nouvel An.
Pour tuer le temps, nous les enfants, demandions parfois à Léon de nous raconter ses fantastiques aventures de la guerre 1914/18. Il avait été soldat sous l'uniforme allemand dans l'artillerie en Russie. Nous connaissions depuis longtemps ses histoires à force de les avoir entendu des dizaines de fois, mais il savait toujours ajouter un détail inédit. Il y avait l'histoire d'une source de Vodka ... qu'il aurait trouvé sous les décombres d'une distillerie en ruine ou le hurlement des loups, la nuit, quand il montait la garde à côté de son canon, histoire qu'il rendait vivant avec des « houuuuuuuu » improvisés. Notre esprit d'enfant, grâce à ses nouveaux détails, visualisait mentalement ses formidables aventures héroïques.
Carte postale de Pologne envoyée par Robert PFLEGER à son cousin Charles VOEGEL en 1917
La Saint Sylvestre était un des hauts points de l'année. Léon aimait boire de l'alcool. Le vin chaud traditionnel coulait donc à flot, et Léon, grand amateur de ce breuvage réchauffant, faisait le plein. Ses jambes chancelantes avaient alors besoin d'un soutien sécurisant. Les soirées d'hiver que nous passions seuls en famille étaient consacrées aux jeux de cartes, de dames, aux dominos et autres jeux de société. L'hiver était aussi la période propice à la lecture des journaux et livres. Pas encore de télé, ni d'ordinateurs ! Mon père empruntait parfois des livres à la bibliothèque paroissiale tenue par le curé du village.
Journal de Sélestat « Schlettstader Tageblatt », édition du 12 novembre 1918 avec en titre : « L'armistice est signée »
A propos de lectures, le nombre de journaux publiés en Alsace était, à l'époque, beaucoup plus important qu'aujourd'hui. Pour la plupart, ces médias publiaient en langue allemande. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous savions, dès notre jeune âge, lire la langue de Goethe. De mémoire je cite les journaux parus avant la guerre :
- L'Alsacien, devenu après la guerre le Nouvel Alsacien (publication interdite par l'occupant), d'obédience chrétienne
- Les Dernières Nouvelles d'Alsace, journal d'information, libéral, pendant la guerre ce journal fut l'organe du parti nazi, sous la plume du rédacteur en chef Franz MORALLER, le seul journal existant encore de nos jours
- La Presse Libre, d'obédience socialiste et radicale
- L'Humanité, d'obédience communiste
- L'ami du Peuple, d'obédience catholique
- Le Journal de Barr, bulletin d'information de la région de Barr
- Le Courrier d'Obernai, journal d'information de la région d'Obernai
Il faut quand même noter que l'Ami du Peuple, comme le Courrier des Vosges, paraissent encore de nos jours sous forme hebdomadaire. Personnellement j'ai eu la chance d'être abonné à une revue pour jeunes intitulée « Lisette » et financée par ma tante Célestine. Ce périodique était destiné au jeunes filles, mais qu'importe ! J'étais tout content d'avoir quelque chose à lire pour moi tout seul ... et parfois il y avait l'histoire d'un garçon entouré de plein ... de filles !
C'était, ce qu'on appellerait aujourd'hui ... de bons souvenirs !
Par André VOEGEL