Il s'appelle Elias LEVY, est sans le sou et se trouve à Paris en 1815. Son métier est faïencier. Du haut de ses 18 ans, son unique désir, est pour le moment on le pense, de retourner dans son village natal, Valff. Grâce à un laisser-passer, appelé Passe-port, retrouvé dans les archives de la mairie, nous avons la possibilité de retracer son périple à travers la moitié de la France. Embarcation !

Les origines

Page de garde du registre de 1808 de la commune de Valff

Malgré les meilleures volontés, il n'a pas été possible de retracer sa lignée familliale. Avant l'obligation imposée en 1808 par Napoléon aux juifs d'enregistrer un nom de famille et un prénom définitif, retrouver une généalogie fiable tient du miracle. C'est au Maire BURGSTAHLER que revint la lourde tâche d'amener les juifs de Valff à se faire enregistrer. Concernant une famille LEVY recensée ce jour, il écrira phonétiquement « Léffi ». Personne n'ira se plaindre ! Pour ce qui est des noms interdits, comme par exemple les noms de l'Ancien testament ou les noms de villes, d'après l'article 3 du décret de Napoléon, là non plus, le Maire ne sembla être pointilleux et se montra même finaud. C'est ainsi que, par exemple dans la famille LEVY, on renommera la jeune Güttell LEVY en ... Gertrude LEFFI et c'est ainsi que l'article 3 est respecté ! LEFFI n'est pas un nom biblique ... encore faut-il imaginer que le Maire l'ai fait exprès !

Entrée de l'ancienne Préfecture de Police de Paris

Mais revenons à notre Elias LEVY. Il est donc à Paris et doit se rendre à la Préfecture de police située sur l'Ile de la Cité pour se faire remettre un passe-port. Ce document est obligatoire pour avoir le droit de circuler entre les régions : le sien est donc intitulé Passe-port de l'Intérieur. Son papier sera signé par la main du Secrétaire général FORTIS, au nom du Préfet de Police. En passant, FORTIS fraîchement nommé à ce poste en octobre 1815 sera plus tard révoqué. Le Passe-port remis à Elias est un document spécial réservé uniquement pour « les personnes véritablement indigentes ». Dans la rubrique « demeurant à », Fortis écrivit : « logé ... rue ... partant de suite » !  Elias est sans le sou, comment va-t-il faire pour subvenir aux frais de voyage ?

Une autre curiosité est l'orthographe du nom du village de naissance d'Elias, Valff. Fortas ne connaissant pas l'écriture exacte du village et Elias ne sachant ni lire ni écrire, et n'a pas signé, Valff se transformera en « Phalfe ». Original. En bas du document il est écrit : « Le présent Passe-port a été délivré GRATIS ». Un privilège pour les démunis. Pour les autres c'est 2 francs.

On découvre ainsi quelques aspects de son anatomie. Il a, d'après l'acte, 18 ans, mesure 1 mètre 58, un visage ovale, les cheveux, les sourcils et les yeux bruns et une petite barbichette naissante brune. Il est faïencier de métier. On peut imaginer qu'après son départ d'Alsace, il a peut-être incorporé pour sa formation, une des nombreuses manufactures de porcelaine de la capitale. Peut-être travaillait-il à la manufacture de Montereau en Seine et Marne qui produisait de la vaisselle pour le culte juif sous l'impulsion de son propriétaire Josiah WEDGOOD d'origine juive. Pour quelle raison rejoint-il l'Alsace ? Le fait que l'administration de chaque ville d'étape lui remette une somme d'argent pour subvenir à ses frais pourrait laisser penser qu'Elias dû rentrer pour, peut-être, remplir ses obligations militaires. Sur l'arrière du passe-port sont transcrits les villes d'étapes pour rejoindre son pays natal. C'est pourquoi nous pouvons décortiquer son parcours.

Les étapes

Meaux

Elias quitte Paris en direction de Meaux, distant d'environ 50 km, le 27 novembre. A Paris on lui remet une somme de 1 franc 50, attestée par la signature du chef de la 2eme division militaire, SUTEAU. Deux jours plus tard, il reçoit la même somme à Meaux ce qui lui permet de se rendre jusqu'à Château Thierry distant de 65 km. Une année auparavant, Napoléon y avait battu les Prussiens avant d'abdiquer et d'être exilé sur l'île de Sainte Hélène en août 1815. Louis XVIII prit la relève, c'est pour cette raison que notre Passe-port porte à nouveau une entête : « De par le Roi ».

Tampon de la Préfecture de police avec le lys royal

Peinture de la bataille de Château Thierry par Albert BLIGNY

Arrivé à Château Thierry, le 1er décembre, le maire note : « à reçu des vivres faute de fonds ». Le lendemain, à Epernay, il est noté : « à reçu le gîte et le couvert faute de fonds ». Le voyage est sectionné entre les villes distantes d'environ 50 km. Le confort en diligence est rudimentaire et les routes en terre inconfortables.

Epernay

Elias passe par Châlon, Vitry-le-François, St Dizier, Bar le Duc, Toul, Nancy, Lunéville, Blamont, Sarrebourg et Saverne. Parfois, il reçoit l'argent nécessaire, parfois rien du tout, comme à Vitry le François par exemple. Le 7 décembre, il n'atteint que Bar le Duc. Le 12, il entre à Nancy, le 18 à Lunéville. Le 20, il ne perçoit rien non plus à Blamont. La question de la nourriture et du gîte deviennent pour le jeune garçon sans le sou une préoccupation centrale surtout que nous sommes en hiver. A-t-il travaillé pour subvenir à ses besoins durant certaines escales ? C'est ce qui pourrait expliquer le temps prolongé passé dans certaines villes.

Le 31 décembre 1815Elias LEVY peut enfin se présenter devant le Maire LUTZ de Valff qui complètera sa feuille de route en apposant son tampon de la mairie aux emblèmes royaux. Le voyage aura duré plus d'un mois. Aujourd'hui en TGV la même distance est parcourue en 2 heures 30 et moins encore en avion, le tout gratifié dans un confort incomparable par rapport à celui de l'époque. Qu'est devenu notre Elias LEVY ? Nous n'en sauront rien. Le risque est trop grand de le confondre avec un homonyme.

 

Elias LEVY, l'homicide

Dix ans plus tard, un autre Elias LEVY de Valff, né lui en 1807, fils de Barach et de Louisa SELIGMANN sera, par contre, condamné à la réclusion pour un an et à 50 francs d'amende et de frais par la Cour d'Assise du Bas-Rhin, pour un homicide involontaire « par maladresse, imprudence, inattention et négligence sur la personne de Jean George FRANCK le 7 mai 1825 »  selon la conclusion du tribunalElias LEVY était âgé de 18 ans. Pour une raison obscure, il avait asséné au jeune Franck, âgé de 13 ans, un coup de pied, de sorte que ce dernier succombera durant la nuit, à une heure du matin. Le médecin cantonal MEYER et le juge de paix d'Obernai se rendront le lendemain à la maison n°248 (1) où a été déposé le jeune garçon « au rez-de-chaussée, à gauche de la chambre ». Pendant ce temps, le père, le tisserand Etienne FRANCK, essayera, comme il pourra, de consoler la pauvre mère, Marie Anne MULLER et ses 3 autres enfants. L'année suivante Marie Anne accouchera d'une petite Marie Anne. Les représentants de l'autorité constateront le décès et autoriseront l'inhumation. Elias sera jugé en décembre de la même année et la famille LEVY quittera définitivement le village.

Quant à notre autre Elias dont nous avons suivi le voyage, nous lui souhaitons de tout coeur, d'avoir fait plus tard ... un meilleur voyage dans la vie !

(1) L'attribution des numéros de maisons à évolué avec le temps. La famille FRANCK a qui on avait attribué le numéro de maison 248 en 1825 sera dénombrée au numéro 263 en 1836.

Sources :

  • Archives de la mairie
  • Archives départementales du Bas-Rhin

Un peu d'histoire

De Valva à Valff, c’est tout d’abord un livre. A la fin des années 80, André VOEGEL et Rémy VOEGEL, Valffois et passionnés d'histoire, écrivent « De Valva à Valff » qui raconte l'histoire de la commune, petit village alsacien à proximité d'Obernai. L'ouvrage reprend, chapitre après chapitre, son histoire et celles de ses habitants. Dans les années 2010, Rémy VOEGEL complète la connaissance du village par divers textes édités dans le bulletin communal. 

Suite au décès d’André VOEGEL en février 2017, Rémy et Frédéric, son fils, se lance le défi de partager via le présent site les archives dématérialisées du livre, les vidéos de Charles SCHULTZ, sans oublier la publication des 40 classeurs historiques d’Antoine MULLER. Ces classeurs sont une mine d'or incroyable, car ils retracent en images toute l'histoire du village, de ses associations et de ses habitants.

Depuis, le devoir de mémoire de notre village alsacien se poursuit semaine après semaine.