Nous avons tous un événement marquant dans notre jeunesse qui restera à jamais gravé. Celui que nous a bien voulu nous confier notre compatriote Charles SCHULTZ a bien failli se finir en tragédie.
Le projet
Printemps 1945. Le village est en liesse. Il vient d'être libéré par les alliers et la population est en effervescence. On s'amuse et on se réjouit. Les nouvelles sont bonnes et la guerre s'est déplacée vers le centre de l'Allemagne. La fin du régime nazi est imminente. Les jeunes ne sont pas désœuvrés pour autant : le travail aux champs et les activités familiales ne manquent pas. Pourtant la place au jeu est un besoin naturel. Jeu de billes et de ballon sont classiques. Et, il y a les militaires ! Le village est un point de base arrière pour l'armée : jeeps, camions GMC, chars, artillerie de tous genres font étape dans la commune. Il n'en faut pas plus pour que germe une certaine créativité inventive parmi certains garçons : « On va construire un canon Verdeckel ! ». Et oui, ces canons tractés par l'armée, quelle bonne idée. C'est même....une super idée !
Trois lascars en culotte courte du bas village peaufinent le projet. Il faut un obus qui servira de canon, de la poudre, un détonateur et un support... La liste est actée.
Un atelier de construction de fortune est aménagé dans le grenier au n°215 de la rue Principale, à l'insu des parents d'Adolphe VOEGEL (17 ans) et d'Antoine son frère (10 ans). L'équipe de choc est complétée par le jeune voisin Charles SCHULTZ (8 ans). Une douille d'obus de 75 est récupéré chez le ferrailleur ARON qui habite à côté de la synagogue. Reste à trouver de la poudre et un détonateur... Un gentil et serviable soldat français du nom de BESSE, soldat d'artillerie, logé chez Ernest et Joseph SPECHT à quelques maisons de la fabrique artisanale de nos Géo Trouvetout, a la la gentillesse et la sagesse de remettre à nos jeunes artificiers de la poudre en sachet de l'armée et une tige d'allumeur. Quelle bonne idée ! Le projet prend forme. Une vieille charrue à 2 roues servira de support. La liste des matériaux sont cochés. On dessine des plans, on bricole, on cloue, on assemble et un super canon artisanal fini par être installé dans le jardin de la maison n°213 en bordure de la Kirneck. L'engin pointe maintenant fièrement en direction de la chapelle St Blaise ...
Le 1er mai sera le jour J. Ce sera le jour de gloire ! Après le déjeuner, sous un doux soleil printanier, notre troupe de choc se rassemble autour du super canon prêt à la mise à feu. La douille de 75 est appareillée à l'arrière accouplée avec la tige d'amorce. La bouche à feu est bourrée de poudre et sertie avec une boite de conserve bourrée de terre en guise d'ogive. Charles se blottit dans la grange derrière une palissade de bois. Dans un moment de doute, il préfère opter pour la sécurité. Comme il ne veux rater le spectacle, il garde néanmoins un oeil ouvert, sans cligner d'un poil, en direction de l’événement à venir. Il ne faut surtout pas rater le spectacle ! Adolphe, lui, a prévu de se coucher à côté du canon lors du tir. En tant qu'aîné, il a la responsabilité des manoeuvres et surtout, il ne faut pas rater la chapelle ... Son frère Antoine a reçu la mission de gratter l'allumette... Il est maintenant 15 heures et 40 minutes, Antoine met le feu à l'allumeur et ...
Le père de Charles accompagné de Florent, le père des deux artificiers en herbe, Adolphe et Antoine, ainsi qu' Ernest SPECHT et quelques anciens de la première guerre, tout comme le canonnier BESSE ont un mauvais pressentiment. Passant par les jardins , ils arriveront juste à temps pour ordonner à Adolphe et à Antoine de se mettre à l'abri ! Puis, un grand boum déchire l'air... !
Une épaisse fumée envahie les jardins. Lorsque le rideau de fumée se dissipe, stupeur ! A la place du canon, un grand trou dans la terre ! Plus de canon, plus de fût, plus de charrette, tout s'est envolé ... ou presque ! Seul les cerclages des roues, le culot de la douille et son axe, traînent dans un coin. On se dévisage les yeux écarquillés ! « Verdeckel ! Verdeckel ! Tout le monde est vivant ?»
Tout le quartier sort dans la rue. « Ca vient d'où ? ça vient d'où ? Hesch kehrt ? », se questionnent les voisins « la guerre est pas finie ? » Les explications de l'expérience se propagent... comme une traînée de poudre. Ernest SPECHT s'était approché un peu plus que les autres pour mieux voir. Lorsqu'il vit le sang rougir sa chemise au niveau droit du ventre, il s'exclama: « be verletzt ! ». On l’emmena vite chez Georges LUTZ, un voisin pour lui administrer les premiers soins, puis à l'infirmerie de Niedernai. Il pourra heureusement rejoindre son domicile le soir même. Au numéro 217, à côté du stand de tir, se trouve la boulangerie d'Eugène MULLER. Profitant de ce magnifique et beau soleil de mai, sa femme avait mis son linge fraîchement lavé à sécher dans le jardin. Elle le retrouvera troué comme un gruyère ! Déjà que c'est rageant de découvrir un trou dans une chaussette, alors là !... De sombres nuages noirs commencent à s'amonceler sur les cheveux de nos chères têtes blondes...
Les conséquences
Les soucis ne tardent pas ! Le 3 mai, un petit cortège remonte le village en direction de la mairie. En tête, l'appariteur Louis SCHAETZEL suivit de Fifi Riri et Loulou. La tête est basse et le cœur est dans les chaussettes. Les riverains postés devant leur maison défigurent et culpabilisent. Les commentaires vont bon train. Que la route est longue et interminable jusqu'à la mairie... ! Comme des condamnés à mort marchant vers leur destination finale, nos trois mousquetaires montent une à une les marches de l'escalier jusqu'à la porte d'un bureau. Assis, le regard fixe, le Lieutenant VIELCAZAL, commandant de la 3eme Compagnie du CID/9 (Centre d'Instruction Divisionnaire), les attend. L'armée demande un rapport de circonstances.
L'enquête semble déjà avoir été menée à terme. Dans le bureau se trouve le fameux canonnier BESSE qui avait fourni la poudre. Des officiers au regard farouche complètent la commission. Charles, le plus jeune, ne comprenant pas un mot de français, éclate en sanglots. Comme ses camarades, il n'a connu que l'école en langue allemande. Un officier au bon coeur le prend sur ses genoux et le rassure ! En guise de consolation, il lui offre même un bonbon. Adolphe, considéré comme l'instigateur de cette affaire tonitruante, n'aura aucun bonbon, lui ! On lui soufflera vertement dans les bronches ! Le militaire BESSE lui aussi aura droit à la sanction, l'armée règle l'affaire en interne : il écopera de 8 jours de prison.
Rapport du commandant VIELCAZAL (on note le nom de famille phonétique d'Adolphe et d'Antoine VAUCHEL (Voegel))
le CID/9 est l'abréviation de Centre d'instruction divisionnaire de la 9e DI motorisée
Épilogue
Quelques jours plus-tard le village oubliera totalement cet événement. C'est l'armistice ! On est le 8 mai. Partout c'est la liesse et la joie. On fête, on boit, on séduit et on drague. La commune offre 25 bouteilles de vin. Les militaires cantonnés se mêlent à la population pour immortaliser ce jour. La cloche de la chapelle Sainte Marguerite est tellement sollicitée qu'elle se fissure. Des feux d'artifices déchirent le ciel. Une fusée met le feu à trois granges au n°100, 102 et 105. Le bétail sera sauvé à temps ... et dire que l'on avait fait tout un plat pour un petit boum !
Il ne faut pas jouer avec les restes d'armement militaire. Adolphe VOEGEL en tirera la leçon. Quelques décennies plus-tard, il me rapporta qu'ayant découvert après la guerre près du pont de l'Andlau, une mine anti-char, un habitant l'avait posé sur le côté avant de partir avertir les autorités. Trop tard, l'engin coûtera la vie à l'ancien maire de Westhouse. On ne saura jamais ce qui lui est arrivé ...