La vallée d'Andlau
Pourquoi parler d'histoires extraordinaires ? Les affaires traitées à cette époque en procès criminels seraient classées aujourd'hui en banals faits divers. La dureté avec laquelle était traitées les sentences prononcées témoigne d'une vision de la justice aux antipodes des lois actuelles. Les enquêtes menées avec minutie sont consignées avec force détails.
Il n'est pas difficile d'imaginer les conversations animées que pouvaient susciter de tels récits : dans les chaumières, les carrefours et surtout les troquets agités … et pour des lustres ! Au 18ème siècle Valff fait partie du bailliage d'Andlau. La justice féodale est administrée par un bailli qui représente le royaume et la justice française dont dépendait l'Alsace depuis la fin de la guerre de trente ans et l'annexion par Louis XIV.
En Basse-Alsace, les seigneurs, avaient prêtés fidélité au Roi de France et constitué le Directoire de la Noblesse dont le siège se trouvait à Strasbourg. Le bailli de cette époque a pour nom Jean Antoine SCHECK. Il est accompagné d'un Procureur fiscal Andrès SCHWAB dont le rôle consiste à représenter les habitants qui demandent justice. On rédigeait déjà à l'époque une montagne de paperasserie ... mais au moins cela n'a pas changé aujourd'hui !
Place de la mairie à Andlau
Notre première histoire est un banal vol. Mais comme nous allons le voir, les habitants de Valff feront preuve d'un trait d'esprit que le bailli appellera « du courage, de la ruse, et de la feinte ». C'est normal ce sont des Valffois ! Mais ils ne seront pas les seuls ...
Un voleur qui dérobe et... qui se dérobe
Samedi 25 juillet 1750
Une troupe d'hommes de Valff, amène à la prison d'Andlau un dénommé HERTZ, juif de Reichensaxen pays de Hesse (Allemagne). Il est lié et carotté avec des fers à la main et au pied droit. La veille, vendredi, HERTZ avait été appréhendé par les mêmes habitants pour avoir volé chez un certain Jean MUNCH, bourgeois et tailleur d'habit de Valff, 7 draps de lit, 11 nappes, 4 rideaux blanc de chanvre, 18 aunes de toile blanche (environ 12 mètres), 4 taies de lit de toile de Cologne, 1 tablier noir et 1 bleu en toile de chanvre, 2 bonnets blancs de femme avec de la soie rouge, 3 taies de traversin et 1 toile de lit en chanvre.
L'auteur se serait introduit dans la maison de Jean MUNCH qui se trouvait aux champs au moment du vol. Il se serait introduit par une fenêtre en passant par la grange voisine. Heureusement une voisine entraînée dans la surveillance du voisinage veillait. Barbe NEUHAUSER, la femme du vacher, donna l'alerte et des habitants robustes appréhendèrent l'intrus. Mais le butin avait disparu !
« J'en ai vu d'autres s'enfuir ! » cria Barbe toute excitée ! Pour une fois qu'il se passe quelque chose dans le village et qu'elle pourra raconter cette histoire à ses copines ... ! Jean BITTEL et son gendre décidèrent promptement d'engager une poursuite. Comme il est également tailleur d'habit, il s'est senti solidaire et investi pour son collègue de corporation. Sans traîner les poursuivants poussent un sprint tout en glanant les bonnes informations auprès de la population. La course les menèrent jusqu'à « l'église près de la forêt vers Westhouse que l'on appelle Holtzeren Kirch où il y a un bain » (Holtzbad). Au coin d'un bosquet ils se retrouvèrent nez à nez avec deux hommes et deux femmes ! A leurs pieds traînent deux ballots de tissus.
Chapelle du Holzbad à Westhouse
Mais poursuivons les événements de la bouche même de Jean MUNCH selon son témoignage devant le bailli. Alors il a demandé aux inconnus :
- « Avez-vous vu quelqu'un porter ces paquets ? »
- « Non ! » répondirent les femmes d'une voix détachée
- « S'ils ne sont pas à vous pourrions nous vérifier les paquets si, des fois, il ne s'y trouverai pas des objets volés ? »
- « Comme les auteurs commençaient à froncer des sourcils menaçant, nous avons fait mine d'être suivis par d'autres habitants et avons crié de toutes nos forces : Au secours, à nous les autres, nous tenons les voleurs ... ! »
- Abandonnant les femmes, les hommes s'enfuirent en direction de la forêt … et nous sur leurs talons ! Brusquement, l'un des hommes fit volte-face et me montra son poing en vociférant : « Si tu as du courage, avance un peu pour voir ! »
- Voyant l'affaire tourner au vinaigre nous hurlâmes : « Au secours ! Accourez bourgeois de Valff ! Venez de ce côté ... à nous ! »
Cette dernière ruse (ruse ... mouais !) réussi à faire fuir les hommes dans le bois où nous jugèrent, avec sagesse, de ne pas les suivre. Durant ce temps les deux femmes s'étaient volatilisées avec les ballots. Le sort de HERTZ le juif capturé à Valff étant scellé, ce dernier décida de prendre les devants avant le procès.
Le 28 juillet, le gardien de prison en apportant la ration journalière de pain et d'eau trouva la porte de la prison fermée, et en entrant ... le prisonnier volatilisé. Le prisonnier s'était fait la malle ! La veille, le gardien l'avait encore trouvé de bonne humeur. Il sifflait et chantait, lui raconta même qu'il pouvait prévoir l'avenir et que son affaire allait être réglée rapidement. Il dispensa le geôlier : « Va vaquer à tes occupations, je t'appellerai si besoin ! ». Sur ce, notre gardien en aurait profité pour piocher ses vignes. Interrogé, honteux et la mine alambiquée, le veilleur reconnu que la nuit de l'évasion, vers une heure du matin, il est allé voir son copain, le garde de nuit à la porte d'enceinte. Ils ont fait causette et son pote lui a fait goûter son Schnaps de Kirsch qu'il était en train de distiller. « On a vérifié s'il est bon ! » reconnu le gardien. « Moi je le trouve pas mal ! Qu'en penses-tu ? » avaient débattu les compères. Le juge est sidéré ! Comme par hasard, ils ne se souviendrons d'aucun événement suspect !
On découvrit une planche qui aurait servi à l'évadé. Malgré ses entraves ce dernier avait grimpé au deuxième niveau de la prison, et de là en descellant une pierre de la muraille avait emprunté le sentier de garde et s'était évaporé dans la nature. Le 17 novembre, par sonnerie de trompette et proclamation sur la place du marché d'Andlau et affichage sur les portes de la ville, on enjoignit le dit HERTZ de REICHENSACHSEN (1) de se rendre à la justice. Il pourrait soulager sa conscience et être jugé ... peut-être avait-il oublié et serait-il resté tranquillement dans la région ... Il ne se présentera pas !
Le sacrilège
Lundi 16 juin 1749
Quelle est la valeur du sacré ? Comme nous allons le voir la justice religieuse et profane était, à cette époque, étroitement liée. Lundi le 16 juin 1749 à 16 heures, un jeune homme habillé en bleu interpelle Anne Marie JEHL ménagère à Andlau : « Comment puis-je entrer dans l'église paroissiale St André, la porte est fermée ? » demande-t-il. « Ce n'est pas difficile », lui répondit elle, le marguillier (2) va vous ouvrir moyennant un petit « Trinkgeld ». C'est ce qui fut fait quelques instants plus tard. C'est Jean George WEISS, marguillier et tailleur d'habit de son état qui lui ouvre la porte. « Vous savez j'ai fait un vœu à St André et désire l'honorer par un pèlerinage », s'excuse l'homme en bleu. Faisant suite de la parole à l'acte, notre inconnu s'agenouille devant l'autel et prie intensément. Comme le marguillier traîne derrière lui, il lui demande de changer un sol de monnaie en deux demi sols pour faire une offrande. Au retour du marguillier l'homme en bleu avait disparu, disparu aussi, trois boites en argent avec couvercle dans lesquelles étaient conservées les huiles saintes, un voile d'étoffe de soie du tabernacle du grand autel et deux essuies mains.
Le même jour, notre homme cherchera à revendre les ustensiles à Dambach en expliquant que son père les aurait trouvé dans la boue sur la route d'Obernai et qu'un chariot avait fini par les écraser. Pour seule offre ce sera celle de s'expliquer devant le procureur fiscal de Dambach qui après enquête découvrira leur origine. Le 2 octobre, Jean Martin HAGER, fils d'un tisserand, de Hohenwarth (Hohwald), soldat au régiment de Nassau, d'où son habit bleu, sera installé sur la sellette et condamné à la peine suivante. Extrait :
« Le dit Jean Martin HAGER sera condamné à faire amande honorable, sans chemise, nue tête et la corde au col, tenant en ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres ; il sera amené et conduit dans un tombereau (3) au devant de la principale porte d'entrée de l'église paroissiale de St Fabien et Sébastien où l'exécuteur de la haute justice attachera devant lui et derrière le dos, un placard où sera écrit en gros caractères ''SACRILEGE'' et là, étant à genoux, déclarera que méchamment il a profané les Saintes Huiles et volé les trois vases qui les contenaient dont il se repent et demande pardon à Dieu au Roi et à la Justice ; ce fait, il aura le poing de la main droite coupé puis cloué sur un poteau planté devant l'église, après quoi il sera emmené par le dit exécuteur dans le même tombereau en la place publique et patibulaire de cette ville où il sera pendu et étranglé jusqu'à ce que mort s'en suive à une potence qui sera dressée en la même place ; puis son corps mort, jeté au feu et réduit en cendre qui sera jetée au vent ; et déclarons ses biens confisqués au profit de la Seigneurie à concurrence de trois cent livres d'amende. La présente sentence sera attachée par effigie au dit poteau. Fait et jugé à Andlau dans la maison de la ville, le deuxième octobre mil sept cent quarante neuf avant midi ». A bon entendeur, salut !
« Tous les jours vont à la mort ... le dernier y arrive ! », Michel Eyquem de Montaigne
(1) Herz de REICHENSACHSEN de son vrai nom Herz BATZ avait dû fuir Reichensachsen (près de Francfort) pour une autre histoire de vol en 1735
(2) Le marguillier (Gemeindevorsteher en allemand) avait, dans chaque paroisse, la charge du registre des personnes qui recevaient les aumônes de l'Église. Il servait d'aide au sacristain, nommait et révoquait les chantres, les bedeaux, ...)
(3) Le tombereau : charrette à deux roues servant à transporter les immondices de la ville
(4) La sellette était un petit siège qui servait à faire asseoir les accusés pour les interroger longuement. Elle était volontairement basse pour que les juges du tribunal puissent dominer ceux qu’ils allaient tenter de faire parler. Son usage fut aboli après la Révolution mais l’expression « être sur la sellette » signifie toujours « être exposé à la critique, au jugement ; être mal à l'aise ».