The Queen (crédit : norwayheritage)
Connaitre les détails d'un voyage en bateau aux Etats-Unis entrepris par une personne au XIXe siècle est-ce possible ? Jugez par vous-même.
Si vous avez suivi l'histoire des frères SCHULTZ (épisode 1 & épisode 2), nous vous avions parlé de Jean-Pierre. Il est le premier de la fratrie à s'embarquer en destination du Nouveau Monde. Petit rappel : l'Alsace est annexée à l'Allemagne en 1870. Jean-Pierre est né en septembre 1851. Théoriquement il est appelé sous les drapeaux (allemands) en 1872. Mais comme quelques Valffois de sa génération il en décidera autrement. Il se rend au port du Havre en France, embarque sur un bateau à vapeur du nom « The Queen » en provenance de Londres et traversera l'océan en direction de New-York. Bye bye l'Alsace. Il atteindra sa destination le 27 septembre 1872. Au début de cet article, nous avions posé la question s'il était possible de pister le parcourt d'un passager. Pour en savoir plus, reprenons depuis le début.
Concernant Jean-Pierre, nous ne possédions aucun document, pas de lettre, aucune information hormis la connaissance qu'il était parti aux USA. En épluchant les registres de recensement militaires de 1873 des archives de la mairie, son nom apparaît avec la mention « In Amérika (september 1872) ».
Nous voilà pourvu d'une information déterminante : sa date de départ, septembre 1872 !
Registre militaire de la classe 1851
A partir de cette information, va débuter une enquête de fourmi. La saisie de recherche est affinée. Le site Free Family History and Genealogie Records (de l'église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours qui ont microfilmés d'innombrables registres paroissiaux, d'états-civils et bien d'autres archives) nous sera d'une indispensable utilité. C'est ainsi que je découvre les renseignements suivants :
La date de naissance correspond, la date de voyage aussi ... c'est lui ! Mais même près avoir épluché d'innombrables microfilms des relevés des passagers, la recherche reste stérile. Tous les microfilms de listes de passagers ne sont pas disponibles pour cause de fragilité. Tant pis ! Nous avons le nom du bateau « The Queen ». La recherche continue ! Voyons ce que nous trouvons au sujet de ce navire.
Informations concernant le navire The Queen à destination de New-York, arrivée le 27 septembre 1872
Une recherche généalogique est comme aller à la pêche : on y retourne, on patiente, on persévère. Obnubilé par l'idée de trouver la liste des passagers, j'envisage une erreur. Je reprends des listes entières de passagers d'autres navires. Toujours rien ! Les yeux ne suivent plus ... la liste du Queen photographiée sur un autre support et ... et ... yesssssssss, enfin la récompense ! J'ouvre une bouteille ... d'eau... et remets mes yeux dans leur orbite !
Le nom Pierre SCHULTZ figurait bel et bien sur la liste des passagers du Queen. Après celui de Pierre figure le nom d'un certain Wilhelm NACHBRAND, âgé de 23 ans. NACHBRAND ... NACHBRAND ... c'est un nom qui me dit quelque chose ! Recherche dans les registres d'état-civils et la réponse : François Guillaume NACHBRAND, né le 11 janvier 1850, fils de François Antoine et de KOENIG Marie Anne. Ils étaient donc vraissemblablement deux garçons de Valff à faire le voyage ! Wilhelm retournera en Alsace . On retrouve sa trace à Valff lors de son mariage avec Marie Anne Andres. La couple aura 4 enfants.
Le navire à vapeur The Queen est un transatlantique anglais de la société The National Line. Construit en 1865 à Liverpool, il assurera la ligne Liverpool, Londres, Le Havre et New-York jusqu'en 1896. Le capitaine du The Queen en 1872 s'appelle Charles THOMAS. Le tarif du voyage est selon le niveau de 50, 60 ou 70 dollars, steerage ou entrepont de 26 à 32 dollars, tarif excursion de 100 à 120 dollars (estimation de la valeur d'un dollar en 1870 en euros = 20 euros). Le billet de la traversée aura donc coûté à Jean-Pierre l'équivalent de 500 à 700 euros actuels plus les frais du voyage vers Le Havre.
Chargement des passagers sur un navire de la National Line
Une publicité d'époque vantait les arguments suivants : « Navire construit en fer et en acier, compartiments étanches à l'eau et au feu. Les nouveaux moteurs produisent une puissance inhabituelle. Comme le navire est d'une grande classe et d'une stabilité remarquable en mer, les passagers ne sont pas aussi exposés à la maladie et à l'inconfort. Les saloon ou salons et cabines 1ere classe sont très spacieux et gais, finement éclairés, ventilés et élégamment meublés. Le restaurant peut se comparer à l'une des meilleures tables d'Angleterre. Pour ces Dames : boudoir-piano, bibliothèque, salle de tabagisme, salles de bains etc. A bord se trouve un chirurgien, des serveurs et des hôtesses à votre service. La médecine et l'assistance sont gratuites. Le steerage ou entre-pont est réchauffé en hiver par la vapeur des moteurs. Les repas sont servis régulièrement 3 fois par jours. Beaucoup d'eau potable. Les soins médicaux sont gratuits ».
L'entre-pont
Jean-Pierre et son compagnon Guillaume ont séjourné dans l'entre-pont à l'avant du bateau, en 3ème classe, dans une cabine réservée aux célibataires. Au milieu du bâtiment sont installées les cabines des familles avec des lits allant de 4 à 6 places. Vers l'arrière, les cabines des femmes célibataires. La hauteur au plafond varie entre 1,50 à 1,80 mètres. Les matelas sont remplis de paille. Les émigrants devaient apporter leur propre oreiller et couverture. Les poux et les puces étaient aussi du voyage. Le bâtiment était conçu pour ne pas mélanger les passagers des salons et ceux des entre-ponts. L'entre-pont pour les 2ème classe était légèrement plus spacieux. Pour la 3ème classe, les repas étaient servis dans la grande cantine.
Cabines de 4 à 6 lits superposés pour les célibataires de l'entre-pont
La salle à manger de l'entre-pont
A l'arrivée à New-York, le capitaine Charles Thomas remet aux autorités américaines la liste des passagers. Le navire de 3373 tonnes et 993 passagers est composé de 645 français, d'anglais, d'irlandais, d'italiens, d'allemands et de danois, de 5 suisses, 1 américain, 1 belge, 1 polonais et 1 turc. D'origine modeste, c'étaient des agriculteurs ou pratiquant tous un métier manuel. Mais ce qui saute aux yeux est le nombre important de noms d'origine germanique parmi les Français. Un grand nombre pourrait être originaire d'Alsace Lorraine ayant tous eu en tête de fuir leur pays annexé. Ils se déclarent de nationalité française. Jean-Pierre et Guillaume sont du nombre. Leurs prénoms transcrits en français en dit long.
On retrouvera Pierre à Cincinnati dans l'Ohio. Edouard, venu rejoindre ses frères, parlera plus-tard de Pierre dans une de ses lettres ... mais ceci ... est un autre histoire. A suivre ...
Crédit : Passenger lists and Emigrant ships from Norway Heritage. Remerciements à Mike FREYDER pour ses recherches conjointes.